Lucie Schmaltz est coordinatrice nationale du Comptage International des oiseaux d’eau à la Ligue pour la Protection des Oiseaux/Birdlife France.
Elle répond aux questions de la Tour du Valat concernant les anatidés en Camargue.
1) Quelle est l’importance de la Camargue en tant que zone humide à l’échelle nationale pour les oiseaux d’eau ?
La Camargue a été un précurseur dans le développement des comptages des oiseaux d’eau en France. En 1955, une décennie avant le début des comptages coordonnés des anatidés et de la foulque hivernants en Europe, Luc Hoffmann dirigeait la première campagne de comptage complet des oiseaux d’eau en Camargue, soit un an après la création du centre de recherche de la station biologique de la Tour du Valat. Ce n’est donc pas un hasard si, en 1986, la Camargue devient la première zone humide d’importance internationale désignée en France au titre de la convention de Ramsar. La Camargue se place au premier rang des sites d’importance du comptage de Wetlands International en France.
Une des fortes particularités de la Camargue est d’être située sur une zone de chevauchement de populations biogéographiques empruntant des voies de migrations méditerranéenne/mer noire et ouest-atlantique. Avec en moyenne près de 181 000 oiseaux d’eau dénombrés annuellement ces 10 dernières années, elle contribue à elle seule à hauteur de 6% du total moyen national de la mi-janvier approchant les 2,8 millions. Selon le dernier bilan de la mi-janvier 2019, la Camargue est le premier site d’hivernage français pour 14 espèces d’oiseaux d’eau, et tout particulièrement pour les anatidés en contribuant à près de 53% de l’effectif national de la mi-janvier de Nette rousse, 39% pour le Canard chipeau, et environ 25% des effectifs de Canard siffleur, souchet et Sarcelle d’hiver. Le site accueille également les plus gros contingents hivernants français de Flamant rose, d’Ibis falcinelle et de Foulque macroule. Son importance ne cesse d’augmenter pour la Grue cendrée et la Spatule blanche.
Au total la Camargue atteint les critères d’importance internationale de 17 espèces, c’est-à-dire qu’elle accueille plus de 1% des populations biogéographiques estimées de celles-ci : Sarcelle d’hiver, Foulque macroule, Flamant rose, Canard colvert, Grue cendrée, Bécasseau variable, Canard chipeau, Canard siffleur, Canard souchet, Tadorne de Belon, Nette rousse, Cygne tuberculé, Avocette élégante, Aigrette garzette, Ibis falcinelle, Grand Gravelot et Spatule blanche. Pour comparaison, les sites d’importance internationale de la façade atlantique, atteignent eux le critère des 1% de la population biogéographique de 8 espèces en moyenne (bassin d’Arcachon, Presqu’île Guérandaise, Baie de l’Aiguillon et Réserve Naturelle de Moëze Oléron).
2) Quelles sont les différences et les similarités des évolutions d’effectifs entre Camargue et le reste en France/Europe ?
Globalement, les grandes tendances d’effectifs des oiseaux d’eau à la mi-janvier suivent les tendances des populations sur les voies de migrations disponibles dans le dernier Rapport sur l’état de conservation des oiseaux d’eau migrateurs dans la zone de l’Accord sur la conservation des oiseaux d’eau migrateurs d’Afrique-Eurasie (AEWA). Ceci est également vrai en Camargue où l’on retrouve les fortes progressions des populations de Grande aigrette, Cigogne blanche, Spatule blanche et Grue cendrée. En 1993, seuls 60 Grandes Aigrettes étaient rapportés à la mi-janvier, en 2019 ce sont plus de 700 individus. Même chose pour la Spatule blanche : 1 individu rapporté en 2000, contre 160 en 2019. La Camargue est également devenue le deuxième site d’hivernage français de la Grue cendrée : très rare, voire quasi-absente de Camargue au début des années 2000 car essentiellement cantonnée aux quartiers d’hivernage de Lorraine, Champagne et aux landes de Gascogne, quelques 15 à 20 000 grues sont désormais dénombrés ces trois dernières années. La forte progression de ces grands échassiers recensés à la mi-janvier en France, et en Europe de l’Ouest est concomitante avec l’essor de leurs populations reproductrices et de leurs aires de répartition. Les conditions climatiques hivernales plus clémentes, l’arrêt de leur persécution et l’instauration de leur protection réglementaire dès les années 1970 associées à des actions de conservation fortes sont autant d’autres facteurs qui ont certainement joué un rôle dans l’expansion de ces populations en Europe de l’Ouest. Enfin, le Cygne tuberculé connait également en très forte progression en Camargue, à l’image de la tendance globale observée pour cette population.
Côté déclins, car il y en a également, la Camargue n’échappe pas semble-t-il aux diminutions d’effectifs des populations de Fuligules milouin et morillon. Ces dix dernières années, un recul des effectifs d’Oie cendré recensé à la mi-janvier semblent se dessiner en Camargue et ce, malgré le statut favorable de la population d’Europe centrale.
Il reste difficile de se prononcer sur les divergences, tant les conditions de comptages en Camargue sont importantes à considérer à l’échelle de ce méga-site, au recensement difficile, et qui a la particularité de connaître de très fortes variations interannuelles. La thèse de David Vallecillo dont une partie des travaux en cours porte sur l’influence des méthodes de recensement (comptage aérien vs comptage au sol) et de l’observateur sur la validité des comptages et notre capacité à détecter des tendances d’effectifs nous apportera certainement de nouvelles clés de compréhension. On notera finalement peu de dissimilarité entre les tendances des effectifs d’oiseaux d’eau rapportés en Camargue à la mi-janvier et les tendances des populations à l’échelle nationale et à l’échelle des voies de migration. On peut tout de même souligner la plus forte progression des populations d’oiseaux d’eau en Camargue, comme à l’échelle nationale relativement aux tendances des voies de migration, probablement en lien avec une amélioration globale de la qualité des sites d’hivernage français depuis le début des suivis. Depuis, les tendances camarguaises et nationales tendent à refléter assez fidèlement les tendances des populations à l’échelle globale des voies de migration.
3) Quels sont les contrastes entre la situation méditerranéenne et atlantique ?
Les connaissances sur les populations d’oiseaux d’eau se sont sensiblement améliorées depuis le début des comptages Wetlands, en parallèle des initiatives visant à développer les capacités d’accueil des régions biogéographiques est-atlantique et mer-noire méditerranée. Les tendances globales des populations d’oiseaux d’eau sur ces deux voies de migration sont à peu près identiques en termes de nombre d’espèces en déclin, stable ou en augmentation, 40% des populations seraient en déclin contre 60% en augmentation ou stable. En France, ce ratio est identique, quand on observe sur le court terme les tendances de quelques 70 espèces suivies à la mi-janvier. Sur le long terme, la forte progression des oiseaux d’eau est plus franche (70% des espèces sont en augmentation depuis 1980), et suggère une situation nationale plus favorable qu’à l’échelle des voies de migration. En particulier, les limicoles côtiers ont considérablement augmenté depuis le début des suivis et contribuent à cette augmentation globale au même titre que les grands échassiers dont nous parlions précédemment.
Les tendances d’effectifs observées sur les façades atlantique et méditerranéenne correspondent globalement à ce schéma national sans contraste important si ce n’est pour les anatidés qui progressent plus en méditerranée que sur les façades atlantique et en particulier sur le Golfe de Gascogne. Pour les limicoles et les autres espèces d’oiseaux d’eau (ardéidés, Ibis, Spatule etc.), l’augmentation est généralisée sur les trois façades, à l’exception de trois espèces de limicoles en déclin en Manche-Mer du Nord : l’Avocette élégante en déclin sur le principal site de l’estuaire Seine depuis la modification de l’estuaire et Port 2000 ; le Bécasseau variable et la Barge rousse qui déclinent également outre-manche.
La côte atlantique française a vu globalement ses effectifs de limicoles côtiers augmenter considérablement, en lien avec l’amélioration de la qualité d’accueil des sites et la création de grandes réserves naturelles sur des baies estuariennes. Des progressions particulièrement fortes de certaines populations, comme le Bécasseau sanderling ou la Barge à queue noire sont notables.
Côté méditerranée, la comparaison est difficile, les limicoles, moins nombreux, sont principalement représentés par trois espèces, les Bécasseaux variable et minute et l’Avocette élégante, qui présentent toutes des augmentations significatives. Les autres espèces moins abondantes comme le Pluvier argenté, Courlis cendré ou Chevalier gambette sont également toutes en augmentation en méditerranée. Les limicoles répondent particulièrement bien à la protection des sites et aux mesures de gestion qui leurs sont dédiées sur la plupart des lagunes méditerranéennes (mise en place de zones de quiétudes, gestion des niveaux d’eau, etc.). Concernant les anatidés et foulque, les tendances montrent une augmentation généralisée, plus marquée en méditerranée que dans le Golfe de Gascogne. Les effectifs dénombrés à la mi-janvier de Canards siffleur et pilet déclinent ainsi sur le Golfe de Gascogne alors qu’ils sont stables voire en augmentation modérée en méditerranée. Les effectifs de Sarcelle d’hiver, ou de Foulque macroule, progressent en méditerranée et sont stables sur le Golfe de Gascogne. Certaines espèces, comme le Canard colvert, le Tadorne de Belon ou le Cygne tuberculé augmentent également significativement plus en méditerranée que sur le Golfe de Gascogne. La capacité d’accueil des grands plans d’eau et lagunes méditerranéens, dont les actions de gestions sont essentiellement dédiées aux anatidés, pourrait être plus importante que celle des sites le long du Golfe de Gascogne comprenant de grandes surfaces intertidales ou baies estuariennes finalement plus propices aux grandes concentrations de laro-limicoles.
Les façades de la Manche – Mer du Nord et du Golfe de Gascogne enregistrent également des déclins marqués d’espèces peu ou pas représentées en méditerranée comme l’Eider à duvet, le Fuligule milouinan ou encore le Garrot à œil d’or. Le déclin sévère du Fuligule morillon, autrefois espèce abondante sur la façade méditerranéenne, s’observe également sur le Golfe de Gascogne, où l’espèce est en déclin modéré.
Interpréter les quelques différences qui existent entre les façades méditerranéenne et les façades atlantiques est difficile. Globalement, la situation des oiseaux d’eau en France, en Atlantique et en Méditerranée, s’est grandement améliorée et les déclins qui s’observent aujourd’hui semblent plus refléter des tendances populationnelles que des tendances propres à notre pays. Dans ce contexte, les grandes conventions intergouvernementales (e.g. AEWA, Ramsar) et les initiatives se développant à l’échelle des voies de migration (e.g. Réseau Oiseaux d’Eau Méditerrannée, Wadden Sea Flyway Initiative) sont des outils primordiaux pour œuvrer à la protection des zones humides et des populations d’oiseaux d’eau à l’échelle globale de leurs aires de distribution.
Contact : Lucie Schmaltz (email)