En se basant sur des données d’observation, la modélisation numérique permet à la Tour du Valat et à ses partenaires d’explorer divers scénarios futurs. Plusieurs outils sont actuellement développés afin de mieux accompagner les programmes de restauration et de gestion des zones humides. La modélisation numérique permet notamment d’anticiper les conséquences des actions mises en œuvre grâce à une meilleure prise en compte de paramètres tels que l’impact des tempêtes sur le littoral, l’état écologique des lagunes, ou encore les interactions entre les réseaux d’activités, les services écosystémiques et la biodiversité.
Les zones humides méditerranéennes font partie des écosystèmes les plus menacés au monde, avec des dégradations issues de l’artificialisation, des changements d’usages ou encore des pollutions. L’ensemble de ces facteurs ont conduit à la disparition de plus de 48% de ces écosystèmes depuis 1970 alors qu’ils fournissent des services indispensables pour nos sociétés : stockage de CO₂, épuration de l’eau, production biologique. L’objectif des politiques de restauration des zones humides vise à arrêter et inverser ces processus de dégradation, se traduisant par une amélioration des services écosystémiques et un rétablissement de la biodiversité [1].
Les programmes de restauration et de gestion des zones humides s’inscrivent sur des actions et des objectifs à long terme. Dans le contexte actuel de changements globaux, ces programmes doivent se projeter dans leur environnement futur, afin de mener des approches dites “adaptatives”.[2] Pour mieux cibler leurs actions, les gestionnaires ont besoin d’estimer l’ampleur des conséquences de ces changements et à quel rythme elles interviendront. La modélisation est un outil qui peut apporter des réponses à ces objectifs prospectifs et venir appuyer de tels programmes. C’est pourquoi la Tour du Valat, en tant que gestionnaire de sites, responsable de projets de restauration (par exemple, le site des étangs et marais des salins de Camargue) ou en tant qu’expert en soutien des gestionnaires d’autres sites (Par exemple, les étangs du Narbonnais, la Réserve naturelle Nationale de Camargue), met en œuvre des approches prospectives par modélisation, appliquées aux zones humides.
Dans le large domaine des sciences de l’environnement, un modèle numérique se définit par un outil qui formalise et retranscrit les lois et rapports d’un système biologiques, physico-chimiques, mécaniques. Il intègre des variables, soit un ensemble d’éléments jugés explicatifs, qui vont aussi définir l’usage qui sera fait du modèle. Ainsi, dans son essence, un modèle permet de simplifier et reproduire un système aux interactions complexes. Pour simplifier ou reproduire des processus, il est nécessaire de connaître le système à modéliser et de s’appuyer sur des données de terrain afin de pouvoir nourrir ces variables. C’est pourquoi il est nécessaire de disposer de données d’observation, en amont de la mise en œuvre d’approches par modélisation, et qui seront d’autant plus riches pour un site dont le suivi est mature et de long-terme. Ces données permettent de réaliser deux étapes nécessaires que sont la calibration (faire correspondre les variables du modèle aux observations) et la validation (faire correspondre les résultats du modèle sur un cas test, homologue à l’observation d’un cas réel). Une fois ces étapes effectuées, les incertitudes sont quantifiées et les limites sont connues. Cette approche pourra prendre un caractère prospectif, transposant les variables du modèle dans des scénarios futurs.
La construction et l’utilisation d’un modèle, pour des projets de restauration et de gestion des zones humides, permet de tester et prédire les effets d’interventions comme des dynamiques naturelles sur un site, afin d’optimiser les ressources naturelles, humaines et financières nécessaires à leur mise en œuvre. Pour ces scénarios de restauration et gestion, il est nécessaire de considérer les projections du changement climatique faites par le GIEC. Ainsi, les variables comme la pluviométrie, la température, la hausse du niveau marin peuvent être modulées pour correspondre aux projections calculées à échéance 2050 ou 2100, permettant ainsi de modéliser leurs impacts pour différents scénarios de restauration ou de gestion.
Dans le cadre des activités de la Tour du Valat, différents outils de modélisation sont mis en œuvre pour accompagner les programmes de restauration et de gestion de zones humides du delta du Rhône au bassin méditerranéen, sur des thématiques, échelles et territoires variés. Leur objectif est d’apporter des résultats venant éclairer le futur et les possibilités de restauration et gestion de ces sites d’études.
Trois approches de modélisation menées à la Tour du Valat
Modélisation hydraulique et morpho-dynamique appliquées au site des anciens salins
Cibler la gestion de l’eau et anticiper les conséquences des épisodes de tempête sur le littoral grâce aux modèles prospectifs.
Le site des Étangs et Marais des Salins de Camargue est situé dans le delta du Rhône, au cœur du parc naturel régional de Camargue. Ce site, autrefois dévolu à la production de sel, est aujourd’hui propriété du Conservatoire du littoral et cogéré par le Parc Naturel Régional de Camargue (gestionnaire coordinateur), la Tour du Valat et la Société Nationale de Protection de la Nature. Un projet de restauration des milieux y a été lancé en 2011 et se poursuit aujourd’hui dans le cadre de l’établissement d’un plan de gestion 2023-2032 et de la participation du site au projet européen H2020 Rest-Coast. Cette restauration vise notamment à favoriser la recolonisation du milieu par les espèces végétales et animales, en rétablissant une dynamique naturelle des processus hydrologiques de ce site. L’utilisation du modèle TELEMAC 2D, qui modélise les écoulements et la salinité pour différents types de milieux, a permis de définir l’impact de la restauration mise en œuvre sur la dynamique hydro-saline du site. L’outil permet également de cibler la gestion de l’eau à favoriser pour répondre aux attentes de qualité du milieu, notamment au regard des indicateurs de l’évaluation de la Directive Cadre sur l’Eau. Pour cela, un important réseau de capteurs hydrauliques (niveau d’eau, température, salinité) a été mis en place dans les étangs depuis une dizaine d’années et vient alimenter le modèle en données.
Sur ce site, une stratégie de gestion adaptative de la bande littorale est aussi appliquée, avec le choix de ne plus entretenir les digues historiques du site de production de sel, au voisinage immédiat de la mer, entraînant leur effacement progressif. La protection contre le risque de submersion marine est assurée par la digue à la mer, située à 4 ou 5 km en arrière du littoral, qui doit être confortée et ramenée à sa côte initiale là où elle s’est érodée, dans le cadre de la stratégie littorale qui sera bientôt définie pour le grand delta du Rhône. Les processus morpho-dynamiques naturels se rétablissent localement (nouvelles connexions avec la mer, formation de zones de plages). Cela conduit à l’apparition d’une zone tampon naturelle qui permettra de mieux faire face aux conséquences du changement climatique (submersion marines, salinisation). Le modèle X-beach est utilisé pour comprendre et anticiper l’action des conditions marines lors de tempêtes (vagues, courants, niveau d’eau) et leurs impacts sur la morphologie de ce littoral à l’évolution très rapide. Pour alimenter ce modèle, une étude statistique de caractérisation des tempêtes et de leurs périodes de retour a été menée, dans une approche historique et au regard de l’incidence du changement climatique. Des suivis topographiques saisonniers sont effectués et viennent alimenter l’application du modèle. Différents scénarios de gestion seront testés, du maintien des digues, à l’effacement progressif des digues ou leur retrait.
Pour une approche intégrée, la finalité est de conjuguer les résultats de ces deux modèles. Cela permettra de donner des tendances à long terme sur la synergie complexe entre les dynamiques de la frange littorale et lagunaires, dont la reconnexion et les échanges sont favorisés par ce projet de restauration.
Modélisation de flux maximum admissibles des nutriments, appliquée à différentes lagunes françaises
Améliorer la gestion de l’état écologique et de la qualité de l’eau des lagunes françaises
L’azote et le phosphore sont considérés comme des nutriments essentiels à la croissance, au développement et à la reproduction des plantes, des algues et du phytoplancton. Cependant, les concentrations d’azote et de phosphore ont augmenté depuis les années 60, même si au cours des dernières décennies des efforts importants ont été entrepris, principalement en raison de trois causes anthropiques : (i) l’usage d’engrais azotés utilisés dans l’agriculture et l’élevage intensifs, (ii) les capacités épuratoires des systèmes de traitement des eaux usées, insuffisantes au regard de l’augmentation des populations, et (iii) la déforestation et le changement dans l’utilisation des plaines alluviales, pour des terres agricoles ou des zones urbaines qui favorisent le ruissellement des eaux de pluie contaminées et empêchent l’infiltration d’eau dans les sols.
L’augmentation des nutriments, aussi appelé processus d’eutrophisation entraîne la prolifération d’algues, la perte d’espèces d’intérêt économique ou patrimonial, ainsi que la présence d’espèces envahissantes. Selon le degré d’impact et si le phénomène est détecté à temps, les conséquences peuvent être réversibles. Actuellement, les lagunes du littoral français sont confrontées à une pression anthropique importante. Dans certaines lagunes, divers efforts ont été déployés pour réduire la dégradation ou restaurer la qualité de l’eau, ce qui a un effet négatif sur les écosystèmes aquatiques et leur biodiversité, mais de nombreuses lagunes sont encore dans un état dégradé. Il est donc nécessaire d’identifier les leviers d’action qui permettront d’engager une démarche de restauration écologique des lagunes actuellement dégradées.
Dans ce contexte, la démarche « Flux Admissibles de Nutriments pour les lagunes » est développée dans le cadre du Schéma Directeur d’Aménagement et de Gestion des Eaux (SDAGE) du bassin Rhône Méditerranée Corse, et déclinée dans la plupart des Schémas d’Aménagement et de Gestion des eaux (SAGE) liés aux territoires des lagunes. Cette démarche vise à obtenir, pour une lagune donnée, les flux d’azote et phosphore compatibles avec un bon état écologique.
L’Agence de l’Eau, l’Ifremer et la Tour du Valat appuient les gestionnaires qui souhaitent se lancer dans cette démarche et cibler les lagunes en mauvais état écologique. Pour accompagner les acteurs on utilise un outil de Gestion pour l’Aménagement des Milieux Eutrophisés Lagunaires (GAMELag), développé dans le cadre d’un partenariat entre l’Ifremer et l’Agence de l’Eau Rhône-Méditerranée-Corse. GAMELag est un modèle qui simule les principaux processus hydrologiques et biogéochimiques en lien avec l’eutrophisation des milieux lagunaires. En termes techniques, ce modèle est basé sur une représentation simplifiée de la lagune étudiée : celle-ci est décrite par une ou plusieurs boîtes physiques, connectées entre elles, qui échangent de l’eau et de la matière avec leur bassin versant, la mer et l’atmosphère.
Au sein de chacune de ces boîtes, le modèle simule l’évolution temporelle des quantités d’azote et de phosphore stockées dans les principaux compartiments écologiques (colonne d’eau, phytoplancton, zooplancton, macrophytes, sédiments) en fonction des flux de nutriments apportés par les bassins versants et échangés (exportés et importés) avec l’extérieur, principalement la mer. Le modèle permet d’estimer les quantités de matière stockées dans les différents compartiments. Ces stocks simulés sont confrontés aux observations in situ afin de vérifier la capacité du modèle à rendre compte de l’état écologique de la lagune.
Une fois le modèle validé, la « situation de référence » est établie. Elle représente le point de départ pour créer des scénarios virtuels. Les scénarios sont discutés et établis par les acteurs locaux, intégrant leurs priorités et besoins. Ces scénarios sont utilisés pour évaluer l’impact des interventions de gestion sur le fonctionnement écologique de la lagune. Grâce à ce processus, les gestionnaires peuvent comprendre et discuter des différentes options avant de les mettre en œuvre. Cela permettra d’optimiser considérablement les coûts, de réduire les conflits et de disposer d’une base scientifique prouvant que ces actions amélioreront l’état écologique de la lagune.
Depuis son lancement en 2022, cette mission a été mise en place dans l’étang de Campignol dans l’Aude et au niveau du complexe lagunaire Scamandre Crey Charnier dans le Gard, et débutera l’année prochain dans l’étang de Vendres et les étangs Palavasiens dans l’Hérault et l’étang de Vaccarès dans les Bouches de Rhône.
Modélisation intégrée des réseaux d’activités, des services écosystémiques, et de la biodiversité du delta du Rhône, pour une gestion intégrée de l’eau sur le delta
Faciliter les prises de décision des acteurs du territoire de l’Ile de Camargue en modélisant les interactions entre les différents facteurs écologiques de ce territoire.
L’Ile de Camargue, située entre les deux bras du Rhône, est un système socio-économique complexe avec des enjeux importants concernant la biodiversité tout comme les activités économiques et culturelles. Le fonctionnement de la circulation de l’eau douce et salée de ce delta est soumis aux influences anthropiques et climatiques qui sont accentués par les changements globaux, ce qui impacte à la fois les activités humaines, la biodiversité et les services écosystémiques associés. Pour répondre à un manque de connaissance sur les effets de ces forçages sur l’Île de Camargue, le développement d’un modèle permet de simuler la dynamique des relations entre climat, activités agricoles, gestion de la ressource en eau, services écosystémiques et biodiversité. Pour la modélisation de ce système, il est prévu d’adapter un modèle existant aux spécificités d’un delta (notamment les dynamiques hydrosalines et les impacts sur la biodiversité) : MAELIA (Modelling of socio-Agro-Ecological systems for Landscape Integrated Assessment). MAELIA est une plateforme multi-agents, de modélisation et évaluation intégrées des territoires agricoles, conceptualisés comme des systèmes socio-agro-écologiques. Ce projet de modélisation a pour but de fournir les fondations pour une modélisation intégrée du delta du Rhône, incluant les réseaux d’activités, les services écosystémiques, la biodiversité et se focalisant, dans un premier temps, sur l’Île de Camargue. Ce modèle permettra de répondre aux besoins des acteurs du territoire via un outil d’aide à la décision qui permettrait la prise en compte de ces enjeux dans les instances de gestion. Ce travail est réalisé dans le cadre d’une thèse co-encadrée par le Laboratoire Agronomie et Environnement de l’INRAE et la Tour du Valat (méta-programme BIOSEFAIR “Favoriser la biodiversité et renforcer les réseaux de services écosystémiques”). Il devrait permettre à l’ensemble des acteurs de l’Ile de Camargue de disposer d’un outil de gestion intégrée de l’eau, tenant compte des multiples enjeux écologiques comme économiques.
Conclusion : Applications et limites des modèles numériques
Les modèles sont souvent des outils directement issus des applications de la recherche scientifique, nécessitant des moyens informatiques importants, des jeux de données conséquents et une connaissance thématique fine pour une bonne mise en œuvre. Si leurs contributions à la compréhension de notre environnement et de ses relations systémiques sont des avancées dans de nombreux domaines, l’appréhension des limites d’un modèle, qui reste limité de par sa simplification, est un point à ne pas ignorer. Il est donc important de considérer ces éléments, pour bien définir les objectifs auxquels doit répondre le modèle et assurer la réussite de cette démarche.
Si aujourd’hui, ces outils sortent du cadre de la recherche académique, afin de venir aider les démarches des gestionnaires, il faut être conscient que leurs résultats permettent d’aboutir à des tendances dont la finesse ou l’exactitude dépend de la complexité du système et des variables qu’il implique.
L’application des outils de modélisation à la Tour du Valat a démontré la nécessaire mise en place d’une combinaison entre approches d’observation et de modélisation, afin d’aboutir à la vision la plus réaliste possible de l’objet d’étude. Les avancées importantes que connaissent les techniques d’observation, notamment spatiales et cartographiques[3] permettent d’améliorer la précision et la quantité des variables et ainsi, la précision finale des modèles.
[1]https://tourduvalat.org/actualites/restauration-des-zones-humides-mediterraneennes-le-nouveau-manuel-du-decideur-pour-la-gestion-durable-et-la-restauration-des-ecosystemes-dici-2030/
[2]https://tourduvalat.org/dossier-newsletter/la-restauration-des-anciens-salins-de-camargue-une-solution-fondee-sur-la-nature-pour-sadapter-a-lelevation-du-niveau-marin/
[3]https://tourduvalat.org/dossier-newsletter/la-cartographie-au-service-de-la-restauration-des-zones-humides-mediterraneennes/
Contacts : Morgane Jolivet, Cheffe de projet Morpho-dynamique du littoral et changement climatique et Columba Martinez-Espinosa, Ingénieure de recherche