1. La Camargue
La Camargue s’étend sur les 130 000 hectares du delta du Rhône. Plus grande zone humide de France, elle joue un rôle majeur dans l’accueil des oiseaux d’eau nicheurs, migrateurs et hivernants ; elle est reconnue d’importance internationale pour l’hivernage et la conservation d’au moins 18 espèces d’oiseaux d’eau, dont sept de canards ainsi que la Foulque macroule. Les anatidés (canards, oies et cygnes hivernants) s’insèrent dans la mosaïque d’habitats qui constituent la Camargue (rizières, salines, habitats naturels, marais de chasse…). Leurs effectifs et leur distribution dépendent largement des activités pratiquées sur ces habitats qu’elles soient agricoles, touristiques, cynégétiques, halieutiques ou de protection de l’environnement.
a. Les comptages aériens
Les premiers dénombrements aériens des anatidés hivernant en Camargue furent initiés par L. Hoffmann et J. Penot en 1955, avec pour objectif d’analyser les tendances démographiques à long terme. Sur la base d’un protocole standardisé, ces dénombrements ont été réalisés par Alain Tamisier, chercheur au CNRS, à partir de 1964 et jusqu’en 2002 [1]. Entre 2004 et 2013, c’est Michel Gauthier-Clerc, chercheur à la Tour du Valat, qui a effectué ces suivis. Depuis janvier 2014, les survols sont assurés par Jean-Baptiste Mouronval, actuellement chargé de mission au Syndicat Mixte de la Camargue Gardoise (SMCG). Les dénombrements sont co-financés par l’Office Français de la Biodiversité, la fondation Tour du Valat et le SMCG.
Si trois observateurs se sont succédé depuis plus de cinquante années, les techniques et modalités de dénombrement restent globalement les mêmes : une fois par mois, de septembre à mars, les marais et plans d’eau (plus de 180 unités de comptage actuellement) sont survolés à basse altitude (80 à 100 m) avec un aéronef léger se déplaçant à environ 180 km/h. Les oiseaux sont identifiés et leur nombre par espèce estimé instantanément, « à vue », habituellement sans recours au matériel optique ou photographique. Les données brutes sont enregistrées sur un dictaphone et dépouillées au retour. Le survol de la Camargue dure environ 5h30, hors temps de ravitaillement en carburant.
b. À quoi servent les comptages aériens ?
D’une manière générale, les dénombrements d’avifaune permettent de mesurer l’état de conservation des espèces, dans le cadre par exemple de l’application de l’Accord pour la conservation des oiseaux d’eau migrateurs (AEWA) ou de l’évaluation de la mise en œuvre de la directive européenne Oiseaux. Ils permettent également d’identifier pour les préserver les zones importantes pour la conservation des oiseaux d’eau. L’objectif des dénombrements aériens n’est donc pas d’obtenir des chiffres exacts, ni exhaustifs, mais bien de disposer d’un indice qu’on puisse comparer entre les années et les mois afin de dégager des tendances fiables d’évolution sur le long terme, en utilisant toujours la même méthode.
2. État des lieux des anatidés hivernants
a. Tendances
D’après les comptages aériens (Figure 1), l’effectif total des anatidés chassables en Camargue serait revenu au cours des 20 dernières années au niveau de celui des années 1980 et 1990, après une augmentation dans les années 2000. Des analyses sont en cours pour prendre en compte l’effet des changements d’observateurs qui ont eu lieu en 2004 et 2013.
Au cours des dernières années :
- La Camargue a connu une diminution forte des canards plongeurs stricts (fuligules milouins et morillons) amenant à leur quasi disparition localement. Les causes sont surtout extérieures à la Camargue et concernent les zones de reproduction : prédation par des mammifères, intensification ou abandon des piscicultures, déclin des zones humides pour extraction de matières premières en Sibérie pour le milouin [2], hivers plus doux et ressources alimentaires désormais abondante dans les lacs alpins via la moule zébrée, espèce exotique envahissante, pour le morillon.
- Après une phase de colonisation rapide au début des années 2000, l’oie cendrée diminue en Camargue (Figure 2) alors qu’elle semble être stable sur ses lieux de reproduction en Europe Centrale. Est-ce dû à une spécialisation des chasseurs sur cette espèce conduisant à une augmentation de la pression de chasse ou a-t-on assisté en Camargue à une vague transitoire de l’espèce due à une remontée vers des quartiers d’hivernage plus proches de ses lieux de reproduction ? Des études sont en cours pour y répondre.
- Les anatidés herbivores augmentent globalement en France (voir la synthèse nationale de 2019 [3]) et ce phénomène se retrouve en Camargue en particulier pour le cygne tuberculé qui apprécie entre autres les marais doux riches en herbiers aquatiques.
- La sarcelle d’hiver voit ses effectifs diminuer par rapport aux années 2010 mais ils restent de l’ordre de ceux des années 1980-1990.
- On observe une diminution du canard colvert depuis le début des années 2000. Les analyses de reprises de bagues de colverts indiquent que la population hivernante actuelle est composée d’oiseaux résidents (y compris issus de lâchers) et de migrateurs sur de courtes distances, la Camargue recevant de moins en moins de migrateurs russes et scandinaves, qui hivernent maintenant plus au nord [4].
- On observe une stabilité pour la nette rousse, le canard chipeau et le canard siffleur malgré, pour ce dernier, une diminution observée ailleurs en Europe.
- Enfin, la Camargue accueille de plus en plus de canards souchets et pilets, en particulier au cours de la dernière décennie.
Les tableaux de chasse sont largement en baisse en Camargue avec 80 000 canards prélevés dans les années 2000 contre environ 175 000 dans les années 1970 (même si les incertitudes concernant ces données sont très grandes). Les raisons de la baisse du tableau sont diverses et liées à une baisse de l’activité cynégétique du fait du raccourcissement de la période de chasse (qui couvraient 197 jours en 1980 contre 160 aujourd’hui) et de la diminution du nombre de chasseurs, aux hivers récents très doux (absence de coups de froid) et à l’abondance de nourriture liée en particulier aux pratiques d’agrainage et à la gestion des marais qui expliquerait que les canards se déplacent moins ou plus tard le soir, échappant ainsi à la pression de chasse.
b. Perspectives dans le contexte du changement climatique
Le réchauffement climatique s’observe en Camargue, notamment avec des températures plus élevées et des précipitations moindres en août et septembre. Il est attendu que de plus en plus de canards migrateurs restent au nord de l’Europe et ne descendent plus hiverner jusqu’en Camargue en aussi grand nombre. C’est déjà le cas pour les sarcelles d’hiver, dont les effectifs hivernant sur les lacs de Champagne ont fortement augmenté ces dernières années. À l’inverse, l’augmentation observée des effectifs hivernants de pilets ou souchets en Camargue pourrait être due à un déplacement vers le nord d’oiseaux qui hivernaient jusque-là en Afrique. Du fait d’une moindre disponibilité de la ressource en eau douce par la diminution du débit du Rhône, la remontée du coin salé et d’entrées marines plus fréquentes, il est attendu une salinisation accrue du delta, qui ne sera sans doute pas favorable à l’alimentation des canards.
3. Conclusion
La diminution des effectifs de certaines espèces d’anatidés observées est souvent générale à toute la France voire l’Europe, et imputable à des causes climatiques ou de changements de pratiques à grande échelle. Cependant, la distribution des oiseaux a aussi profondément évolué à l’échelle du delta, du fait de l’évolution du statut foncier de certains sites (mises en réserve), de l’évolution des pratiques agricoles ou de changements dans la gestion de l’eau. Si certains ont le sentiment d’observer une diminution des effectifs d’oiseaux dans les marais qu’ils fréquentent, d’autres voient au contraire les nombres d’oiseaux augmenter. A ce titre la répartition des canards hivernants a fortement fluctué entre l’est et l’ouest de la Camargue au cours des 20 dernières années. Des analyses fines de l’évolution de cette distribution intra-camarguaise sont en cours dans le cadre du travail de thèse de David Vallecillo.
Enfin, les anatidés ne sont qu’une partie de la totalité des oiseaux d’eau, qui comprennent de nombreuses autres espèces dont une grande diversité niche au printemps en Camargue (hérons, spatules, laridés, limicoles, etc…). Tous ces oiseaux d’eau bénéficient à la fois des espaces protégés et des espaces exploités (marais de chasse, salins, rizières). Cette complémentarité de gestion explique sans doute les bons niveaux de populations toute l’année pour la plupart des espèces d’oiseaux d’eau, contrairement à d’autres espèces telles que les oiseaux des milieux agricoles, qui déclinent [5].
Contact : Jocelyn Champagnon, chargé de recherche (e-mail)
Références
- Tamisier A, Dehorter O. Camargue, canards et foulques. Centre Ornithologique du Gard; 1999.
- Folliot B. Dynamique des espèces exploitées : le cas du Fuligule milouin (Aythya ferina) dans le Paléarctique. PhD thesis, Université de Montpellier. 2018.
- Gaudard C, Quaintenne G, Deceuninck B, Ward A, Dronneau C, Dalloyau S. Synthèse des dénombrements d’anatidés et de foulques hivernant en France à la mi-janvier 2016. Rochefort: WI, LPO, DEB;
- Guillemain M, Champagnon J, Massez G, Pernollet CA, George T, Momerency A, et al. Becoming more sedentary? Changes in recovery positions of Mallard Anas platyrhynchos ringed in the Camargue, France, over the last 50 years. Wildfowl. 2015;65: 51–63.
- Galewski T, Devictor V. When Common Birds Became Rare: Historical Records Shed Light on Long-Term Responses of Bird Communities to Global Change in the Largest Wetland of France. PLOS ONE. 2016;11: e0165542. doi:10.1371/journal.pone.0165542