La solution miracle contre les moustiques dans les années 80
La découverte de la toxicité de Bacillus thuringiensis israelensis (Bti) envers les larves de moustiques en 19761 a rapidement révolutionné le contrôle de ces insectes sur l’ensemble de la planète. Ce « bioinsecticide », très sélectif et peu toxique envers les espèces non ciblées, n’avait rien en commun avec les produits chimiques jusqu’alors utilisés. Car il faut comprendre que les insecticides chimiques n’ont généralement aucune ou très peu de sélectivité. Ils éliminent tout, il suffit d’y mettre la dose. Et comme les insectes sont très petits, on peut s’en débarrasser sans « trop » affecter les autres espèces animales…
Comment ça fonctionne ?
Les Bacillus sont des bactéries que l’on retrouve dans le sol et dans l’air. Elles ont la forme d’un bâtonnet et dépendent le plus souvent de la matière végétale en décomposition pour leur alimentation. Une caractéristique particulière des Bacillus thuringiensis est la production au cours de leur cycle vital de protéines cristallines, couramment appelées cristaux. Lorsque le Bti se retrouve dans un milieu hostile (en l’occurrence trop alcalin comme c’est le cas du système digestif des moustiques), il produit des spores et des cristaux. Un peu comme la graine chez les plantes, la spore permet à la bactérie de se reproduire et de survivre à des conditions défavorables. Lorsqu’elle se retrouve dans un environnement adéquat, la spore se réhydrate et germe pour donner naissance à une cellule végétative en forme de bâtonnet. La toxicité spécifique des sous-espèces de Bacillus thuringiensis dépend des types de cristaux qui agissent comme un poison stomacal. Ces derniers sont au nombre de quatre chez le Bti, ce qui explique que le développement de résistance chez les moustiques soit plus lent qu’avec l’utilisation de produits chimiques2. Et c’est un atout important car les molécules chimiques perdent typiquement leur efficacité après quelques années avec la dominance croissante de moustiques résistants au sein des populations que l’on souhaite éradiquer.
Le Bti, un produit bio et naturel ? Pas vraiment…
Le Bti a donc été rapidement commercialisé, et ce en dépit du fait qu’il ne soit pas efficace à 100% car il doit être consommé par les larves de moustiques pour produire l’effet escompté. Là encore, il s’agissait d’une révolution, car la plupart des insecticides chimiques agissent par contact. Quelques gouttes dans une mare et tout y passe ! Enfin, tout ce qui est en deçà d’une certaine masse. Puisque les larves de moustiques ne s’alimentent activement par filtration de l’eau que pendant une courte période de leur cycle de développement (à peine 2 jours au plus chaud de l’été), il importe que les particules de Bti restent à leur portée le plus longtemps possible pour être consommées. Le taux d’efficacité du Bti dépendra donc de sa capacité à flotter ou à traverser la végétation aquatique d’où sa commercialisation sous quatre formes principales : poudre, granules, briquettes et liquide. Ces formulations contiennent des cristaux et des spores de Bti, de même que divers ingrédients dits inertes qui ne participent pas à l’action insecticide en tant que telle : agents de protection contre les rayons UV, émulsifiants, anti-moussants, stabilisateurs et phagostimulants… Au final, il n’y a que 2 à 12% de Bti dans les différentes formulations de… Bti ! La nature exacte de ces composants (adjuvants) est protégée par le secret commercial et comme c’est souvent le cas avec les produits pharmaceutiques et phytosanitaires, une seule firme possède le monopole de la fabrication du Bti. Il s’agit de Valent Biosciences, dont le siège est situé en Illinois, USA. Au Québec, les exploitations en agriculture biologique perdre leur label lorsqu’elles sont arrosées de Bti !
Quel est le problème avec le Bti ?
Au-delà des adjuvants, dont les effets néfastes sur la faune ont pu être démontrés dans le cadre d’une étude sur les amphibiens en Argentine3, le Bti a le défaut de persister dans l’environnement et d’être toxique également envers d’autres espèces de diptères tels que les chironomes, proches cousins des moustiques4. Ceux-ci ne piquent pas l’homme mais jouent un rôle important dans le fonctionnement des écosystèmes d’eau douce. Les larves de chironomes, communément appelées « vers de vase », contribuent à la filtration de l’eau, à la minéralisation de la matière organique sédimentée et constituent la base d’une importante chaîne alimentaire. En se nourrissant de bactéries et en construisant des tubes à l’interface eau-sédiment, ces petits vers rouges jouent un rôle fondamental dans la bioturbation (remaniement) des sédiments d’où ils extraient des quantités significatives d’ammonium et de phosphates. En consommant la matière organique favorable à la méthanogenèse (méthane produit par des bactéries anaérobiques), ils contribuent indirectement à réduire les gaz à effets de serre. Très prolifiques, les chironomes constituent une source importante de nourriture pour de nombreux animaux aquatiques ou terrestres comme les libellules, dytiques, amphibiens, poissons, musaraignes, araignées, oiseaux, chauves-souris… Malgré l’ajout d’adjuvants, les spores et toxines de Bti se retrouveront inévitablement tôt ou tard au fond des marais et affecteront tout particulièrement les chironomes qui s’y alimentent. Si le Bti est toujours là et toxique, il ne peut être consommé par les larves de moustiques qui s’alimentent en pleine eau, alors il faut épandre du Bti à nouveau… Les concentrations de spores retrouvées dans certains marais de Camargue (jusqu’à 8,5 millions par gramme de sol) plusieurs mois après épandage, suggèrent qu’il y a non seulement persistance mais aussi prolifération du Bti suite à sa sporulation dans le système digestif d’insectes sensibles comme les chironomes.
Des effets indirects non négligeables
Les défenseurs du Bti avancent que la diminution des moustiques (et des chironomes) n’aura que peu d’impact sur la faune qui s’en nourrit car il existe toujours des proies alternatives. Certes, mais ces proies alternatives ne sont pas optimales et en période de forte demande énergétique, cela peut faire toute la différence. L’étude sur l’hirondelle des fenêtres en Camargue en est un très bon exemple. Les moustiques et chironomes, très abondants et faciles à digérer, sont systématiquement donnés en priorité aux jeunes oisillons qui doivent ingérer de 10 à 20% de leur poids en petits insectes chaque jour pour réaliser leur croissance. Sur les colonies entourées de marais traités au Bti, ces proies sont partiellement remplacées par les fourmis volantes5. Or les fourmis, contrairement aux petits diptères, sont des insectes à corps durs qui ne peuvent être digérés par les oisillons dans les premiers jours suivant l’éclosion. Résultat, les fourmis sont retrouvées intactes dans les fèces et un oisillon sur trois meurt de faim6. Quelques jours plus tard, lorsque les capacités d’assimilation des poussins sont meilleures, ce sont les libellules et les araignées qui viennent à manquer, car elles aussi sont moins abondantes, étant prédatrices de moustiques et de chironomes7 tout comme les hirondelles. Ainsi, bien que les effets directs du Bti soient principalement limités aux moustiques et chironomes, la position de ces insectes à la base des chaînes alimentaires (ou réseau trophique) entraîne un effet domino susceptible d’affecter un grand nombre d’espèces animales jusqu’au sommet de celles-ci.8
Une littérature scientifique biaisée par les liens entre industrie et recherche
Dans plusieurs pays européens, l’organisme responsable de la démoustication est tenu de démontrer que son action n’a pas d’impact sur l’environnement. On retrouve ainsi dans la littérature nombre d’articles rédigés ou financés par ceux qui tirent profit de l’épandage du Bti. Les auteurs de ces articles, jugés experts du sujet, sont systématiquement sollicités par les éditeurs des revues scientifiques pour évaluer l’intérêt et la qualité des nouvelles études soumises pour publication. Les rares études réalisées par des organismes indépendants et concluant que le Bti a un impact négatif sur l’environnement, sont soit rejetées suite à la critique de ces experts, soit dénigrées ou affublées de « contre-études » dans des articles publiés ultérieurement par ces mêmes experts. Ce processus, inhabituel au sein de la communauté scientifique, révèle une absence d’objectivité et de neutralité, deux qualités pourtant fondamentale de la recherche scientifique. Pour être valides, deux études ne doivent pas nécessairement arriver à la même conclusion, de la même façon que deux études arrivant à des conclusions opposées ne s’annulent pas. En fait, chaque étude doit être évaluée individuellement, sur la base de critères tels que la pertinence de la question posée, la validité du design conceptuel de l’étude pour répondre correctement à cette question, l’usage approprié des outils statistiques pour analyser les données et l’interprétation des résultats qui doit être fidèle aux données et s’appuyer sur des arguments solides. Nombre d’études obtenant des résultats non significatifs concluent allègrement à l’absence d’impact du Bti. Pourtant, si l’on interprète correctement la statistique, l’absence de résultats significatifs signifie seulement qu’on ne peut être sûr à 95% (ou plus) que le Bti a un impact. La multitude de facteurs confondants pouvant affecter les échantillons lorsque l’on étudie des populations animales dans leur milieu naturel (ex : variabilité individuelle ou climatique) fait qu’il est souvent difficile d’arriver à un tel niveau de certitude.
Le Bti, à utiliser avec modération !
Après avoir remplacé avec succès les insecticides chimiques pour le contrôle des larves de moustiques, le Bti a gagné du terrain en s’immisçant de plus en plus dans les milieux naturels exempts de toute démoustication préalable. Est-ce le résultat de notre déconnexion croissante à la nature où tout ce qui ne nous paraît pas utile doit être éradiqué ? Est-ce la conséquence d’une industrie qui a le vent en poupe et gagne des adeptes à crier haut et fort que se débarrasser des moustiques n’a aucune conséquence environnementale, alors pourquoi s’en priver ? Il aura fallu attendre plusieurs années après les premières publications de la Tour du Valat sur les impacts indirects du Bti en Camargue9 pour assister à une prise de conscience collective et généralisée, tant du côté des scientifiques, que des politiques ou de la société civile. Pour la première fois un article passant en revue les impacts environnementaux et socio-économiques du Bti a été publié par des chercheurs européens indépendants en avril. Quelques semaines plus tard, un reportage de 40 minutes sur la télévision canadienne remettait en question le caractère inoffensif du Bti, tout en pointant du doigt les liens étroits entre l’industrie du Bti et les études concluant à l’absence d’impacts. Certes, le Bti est préférable aux insecticides chimiques. Néanmoins, là où la préservation de la biodiversité est une priorité, il est de notre devoir d’imaginer des alternatives encore plus respectueuses de l’environnement.6
Pour en savoir plus
Brühl C.A., Després L., Frör O., Patil C.D., Poulin B, Tetreau G., Allgeier S. 2020. Environmental and socioeconomic effects of mosquito control in Europe using the biocide Bacillus thuringiensis subsp. israelensis (Bti). Science of the Total Environment 724, 1 July 2020, 137800. https://doi.org/10.1016/j.scitotenv.2020.137800
Reportage « La semaine verte » diffusé sur la chaine Radio-Canada, épisode du Samedi 18/04/20. Production Radio-Canada, journaliste Maxime Poiré, réalisateur Pier Gagné, disponible en replay.
Contact : Brigitte Poulin, responsable du département Écosystèmes (email)
Références
1 Goldberg, L. J., and Margalit, J. 1977. A bacterial spore demonstrating rapid larvicidal activity against Anopheles sergentii, Uranotaenia unguiculata, Culex univitattus, Aedes aegypti, and Culex pipiens. Mosq. News 37: 355–358.
2 Tetreau, G. 2012. Devenir du bioinsecticide Bti dans l’environnement et impact sur le développement de résistances chez le moustique. Sciences agricoles. Université de Grenoble, tel-00813611v2.
3 Lajmanovich, R.C. Junges, C.M. Cabagna-Zenklusen, M.C. Attademo, A.M. Peltzer, P.M. Maglianese, M. et al. 2015. Toxicity of Bacillus thuringiensis var. israelensis in aqueous suspension on the South American common frog Leptodactylus latrans (Anura: Leptodactylidae) tadpoles. Environ. Res., 136 : 205-212
4 Allgeier, S. Kastel, A. Bruhl. C.A. 2019. Adverse effects of mosquito control using Bacillus thuringiensis var. israelensis: reduced chironomid abundances in mesocosm, semi-field and field studies. Ecotoxicol. Environ. Saf., 169 : 786-796.
5 Poulin B., Lefebvre G. & Paz L. 2010. Red flag for green spray: adverse trophic effects of Bti on breeding birds. Journal of Applied Ecology 47: 884–889
6 Poulin B, Lefebvre G, Muranyi-Kovacs C, Hilaire S. 2017 Mosquito traps: An innovative, environmentally friendly technique to control mosquitoes. International Journal of Environmental Research & Public Health 14(3): 313; DOI:10.3390/ijerph14030313
7 Jakob C. & Poulin B. 2016. Indirect effects of mosquito control using Bti on dragonflies and damselflies (Odonata) in the Camargue. Insect Conservation and Diversity 9: 161–169.
8 Armitage P.D. 1995 Chironomidae as food. In: Armitage P.D., Cranston P.S., Pinder L.C.V. (eds) The Chironomidae. Springer, Dordrecht.
9 Poulin, B. 2012. Indirect effects of bioinsecticides on the nontarget fauna: The Camargue experiment calls for future research. Acta Oecologica 44 28-32.