Annie Fiandrino, chercheure à l’Ifremer (Centre Méditerranée, La Seyne-sur-Mer) – UMR MARBEC et référente « Modélisation / Environnements côtiers », pour le Département Océanographie et Dynamique des Ecosystèmes et la Direction Scientifique répond aux questions de la Tour du Valat concernant l’usage de la modélisation numérique pour soutenir les programmes de restauration et de gestion des zones humides.
- Pourquoi et comment êtes-vous arrivée à l’usage de la modélisation pour vos recherches sur les lagunes ?
J’ai intégré l’Ifremer à Sète en 2001 avec pour mission de développer la modélisation au sein de l’équipe dédiée à l’observation et la compréhension du fonctionnement des écosystèmes lagunaires. Dès mon arrivée et jusqu’à son arrêt en 2014, j’ai été fortement impliquée dans le Réseau de Suivi Lagunaire (RSL). Ce réseau régional[1] avait comme objectifs de : i) suivre et évaluer l’évolution de l’état des lagunes vis-à-vis de l’eutrophisation et fournir des diagnostics aux structures de gestion ; ii) proposer des outils d’aide à la gestion permettant d’identifier les leviers sur lesquels il est possible et pertinent d’agir pour atteindre les objectifs de qualité écologique imposés par la Directive Cadre sur Eau.
Au fil du temps, j’ai pris conscience d’une part de l’intérêt de ces outils spécifiques, notamment en termes de partage des connaissances entre les différentes parties impliquées dans la gestion des écosystèmes et d’autre part des contraintes inhérentes à la conception de tels outils. Pour être utiles, utilisables et utilisés, les outils d’aide à la gestion doivent apporter des réponses fiables aux questions posées par la société dans des délais compatibles avec la prise de décision. Ces deux contraintes étant par nature antinomiques, j’ai abouti à la conviction qu’un bon compromis entre outils précis et fiables et délai de réponse passe par la recherche des bonnes échelles d’intégration des connaissances.
Dans le cas de la restauration des milieux lagunaires eutrophisés, le temps caractéristique des processus biogéochimiques en jeu est moyen ou long (quelques années) et l’échelle spatiale est l’écosystème lagunaire dans sa globalité. Le modèle GAMELag proposé pour aborder cette problématique est basé sur une représentation de l’écosystème en « boîtes physiques » et « compartiments biologiques » en s’attachant à décrire les flux de matière entre ces différentes composantes. En privilégiant l’utilisation d’un modèle en boîtes à celle d’un modèle à haute résolution spatiale, l’approche retenue a volontairement été pragmatique. En outre, nous avons adopté une démarche d’amélioration continue de l’outil en proposant une conceptualisation simple de l’écosystème et en la complexifiant en tant que de besoin, au regard des limites d’utilisation de l’outil.
- Pourriez-vous nous présenter un cas d’étude abouti de réussite d’une approche par modélisation pour l’aide à la gestion des lagunes ?
Les pressions anthropiques importantes que subit la lagune de l’Or depuis plusieurs dizaines d’années en font une des lagunes les plus dégradées de la façade méditerranéenne française. De nombreux aménagements visant à réduire les apports en nutriment ont été réalisés depuis le début des années 2000 sous l’impulsion de Contrats de milieu portés par le Syndicat Mixte du Bassin de l’Or (Symbo). En 2017, l’absence de dynamique de restauration a incité le Symbo à lancer une étude visant à quantifier les flux de nutriments que reçoit cet lagune, mieux comprendre son fonctionnement hydrodynamique et écologique et évaluer les Flux Admissibles en nutriments que peut recevoir cette lagune[2].
Dans le cadre de cette étude, le modèle GAMELag a été adapté et appliqué sur la lagune de l’Or et un effort conséquent d’acquisition de données spécifiques (forçage et validation de l’outil) a été consenti par le Symbo. Après validation, le modèle a été utilisé pour simuler la réponse des paramètres hydrobiologiques dans la lagune selon différents scénarios d’apports d’azote et de phosphore. L’analyse de ces scénarios a abouti à la construction d’un abaque qui fait le lien entre les pressions (exogène et endogène) que subit la lagune et son fonctionnement écologique. En renseignant sur ce lien entre « Pressions » et « État » de l’écosystème, cet abaque aide les gestionnaires dans la définition de leviers d’action efficaces.
Ces travaux de modélisation ont également mis à jour le rôle clef que joue le compartiment sédimentaire (en tant que source interne de nutriments) dans la restauration écologique de la lagune de l’Or. Ainsi, en parallèle aux aménagements qui seront réalisés dans les années à venir pour réduire les apports exogènes, il est recommandé de suivre l’évolution des stocks sédimentaires. En complément des suivis DCE, ces données sur les stocks sédimentaires permettront de se positionner dans l’abaque en termes de pression interne.
- Qu’est-ce qui vous a amené vers cette démarche de transfert des connaissances au service des gestionnaires et comment adaptez-vous vos résultats issus de modélisations à ce type d’objectifs ou de public ?
Pendant plus de 10 ans, le développement de l’outil a été le fruit d’un long travail collaboratif avec l’Agence de l’Eau Rhône-Méditerranée et Corse et les gestionnaires des milieux lagunaires. Outre les avancées scientifiques et techniques sur l’outil lui-même, son application sur différentes lagunes méditerranéennes et notamment la lagune de l’Or, a confirmé sa transposabilité et son adaptabilité à des sites au fonctionnement complexe. Par suite, son degré de maturité a permis d’en faire l’outil de référence dans la démarche « Flux Admissibles en nutriments pour les lagunes des bassins Rhône-Méditerranée et de Corse ».
Toutefois, pour être un succès, le déploiement de l’outil à l’échelle du bassin Rhône-Méditerranée et de Corse nécessitait des compétences scientifiques et techniques sur les hydrosystèmes lagunaires (bassins versants et lagunes), une mutualisation des retours d’expériences et un accompagnement étroit des structures de gestion engagées dans la démarche « Flux Admissibles » depuis la construction du cahier des charges des études d’estimation des flux bassins versants, jusqu’à la restitution publique des résultats en passant par l’application de l’outil GAMELag sur chaque site et l’analyse de scénarios de gestion co-construits avec les parties prenantes.
En 2021, le partenariat entre la Tour du Valat, l’Agence de l’Eau et l’Ifremer a permis de réunir l’ensemble de ces conditions au sein de la « mission d’appui au déploiement de la démarche des Flux Admissibles ». Cette mission est portée par la Tour du Valat qui dispose aujourd’hui de moyens humains, scientifiques, techniques et financiers dédiés.
Outre cette mission d’appui, l’intégration de la Tour du Valat dans la « communauté GAMELag » va permettre d’améliorer l’outil et élargir encore son spectre d’application aux masses d’eau oligo et méso-halines.
[1] Le Réseau de Suivi Lagunaire a été mis en place en 2000 dans le cadre d’un partenariat technique et financier entre la Région Languedoc-Roussillon, l’Agence de l’Eau Rhône Méditerranée & Corse et l’Ifremer
[2] Le Flux Admissible correspond à la charge polluante maximale provenant du bassin versant ne remettant pas en cause le respect de l’objectif de qualité » (Extrait de la Disposition 5A-02 de l’orientation fondamentale 5 du SDAGE 2022-2027 du bassin Rhône-Méditerranée)