Khalil Attia est directeur du Centre d’Activités Régionales pour les Aires Spécialement Protégées – SPA/RAC– basé en Tunisie. Le SPA/RAC a été établi par les parties contractantes à la convention de Barcelone et à ses protocoles dans le but d’assister les pays méditerranéens dans la mise en application du protocole concernant les Aires Spécialement Protégées et la Diversité Biologique. Il répond aux questions de la Tour du Valat, suite à la publication du rapport Méditerranée Vivante.
1 – Que pensez-vous des résultats de l’Indice Planète Vivante pour le bassin méditerranéen présentés dans le Rapport Méditerranée Vivante et notamment du fort déclin des espèces liées aux écosystèmes marins, côtiers et d’eau douce depuis 1993 ?
Le déclin de la biodiversité est une réalité. Ceci est vrai en Méditerranée également !
Le rapport aborde le sujet d’un point de vue très parlant.
Les résultats avancent les chiffres de 20% de perte en moyenne de l’abondance des vertébrés en 23 ans, et de 52% pour les vertébrés marins, notamment les poissons, à lier directement aux pressions anthropiques (surpêche, pêches illicite, irrégulière et non rapportée, etc.).
Mise à part quelques évolutions encourageantes, comme pour les populations de thon, cette tendance générale à la baisse montre que nous allons dans le sens contraire des objectifs de la Convention pour la diversité biologique (UNCBD) ou de la Convention de Barcelone pour la protection de la Méditerranée. Et, c’est là un paradoxe bien méditerranéen, car théoriquement, nous avons, en Méditerranée, tout ce qu’il faut pour lutter contre le déclin de la biodiversité : Un cadre règlementaire multilatéral contraignant (la Convention de Barcelone et ses 7 Protocoles dont celui sur les Aires Spécialement Protégées et la Biodiversité), traduits en actions par plusieurs stratégies et plans d’actions régionaux qui sont mis en œuvre par les Parties contractantes avec l’assistance, le suivi et la coordination d’un Secrétariat et de 6 centres d’activités régionales CARs dont le SPA/RAC, plus un programme de lutte contre la pollution marine.
Malgré tout ce dispositif (règlementaire, institutionnel et technique) construit maintenant depuis plus d’une quarantaine d’années et revu après la conférence de Rio 1992 pour tenir compte de la nouvelle vision holistique et de développement durable en instaurant une Commission Méditerranéenne du Développement Durable (CMDD), les pays méditerranéens n’ont pas pu inverser la tendance de déclin des écosystèmes marins et côtiers et la perte d’espèces y vivant. Ceci constitue un vrai défi que doivent affronter ensemble, tous les pays méditerranéens et la Convention de Barcelone constitue le meilleur cadre d’action coordonnée pour relever cet énorme défi pour la période à venir pour sauver les écosystèmes méditerranéens et inverser cette tendance de déclin.
2 – Qu’il soit utilisé à l’échelle mondiale ou régionale, comment pensez-vous que l’Indice Planète Vivante peut aider à lutter contre les extinctions massives auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui ?
La surveillance et l’évaluation régulières de l’état des écosystèmes marins et côtiers sont essentielles pour la conservation de la biodiversité. En Méditerranée, nous avons aussi ce programme relativement nouveau qui est le Programme de surveillance et d’évaluation intégrées (IMAP). Il permet de doter les pays d’un tableau de bord sur l’état de santé du milieu marin. En plus d’une surveillance continue et coordonnée de tout le bassin méditerranéen moyennant des indicateurs choisis sur des critères scientifiques, ce programme inclut une évaluation intégrée du bon état écologique de tout l’écosystème de la méditerranée tous les 6 ans. Le prochain rapport sera finalisé à la fin de l’année 2023. L’objectif est d’être en mesure de détecter à partir de certains indicateurs les dysfonctionnements qu’il peut y avoir, et de savoir à quel niveau il faut agir. Les interactions dans le monde vivant sont complexes. Les indicateurs, qui doivent être mesurés sur terrain, selon des méthodes scientifiques bien définies, sont un moyen d’appréhender le monde vivant dans sa complexité.
Que ce soit à travers l’IMAP ou l’Indice Planète Vivante, tâter le pouls de la planète en faisant un suivi scientifique continu de son état et des pressions exercées sur elle, est le premier pas pour renouer avec la nature, agir avec elle et non contre elle.
3 – Nous savions que le bassin méditerranéen était un « hotspot » de changement climatique ainsi qu’une région de très hautes tensions socio-économiques, mais le Rapport Méditerranée Vivante montre que la biodiversité y décline aussi très rapidement. Selon vous, quelles seraient les solutions pour améliorer cette situation ?
Des écosystèmes en bonne santé sont plus aptes à supporter les changements liés au climat et à se régénérer à la suite de catastrophes, d’où l’intérêt de les protéger.
Le PNUE/PAM-SPA/RAC a élaboré le Programme d’action stratégique pour la conservation de la biodiversité et la gestion durable des ressources naturelles en région méditerranéenne pour l’après 2020 (Post-2020 SAPBIO), qui sera proposé à l’adoption par les Parties contractantes à la Convention de Barcelone dans leur 22ème conférence en décembre 2021, à Antalya, Turquie.
Le programme identifie un ensemble de mesures prioritaires que les parties avec le soutien des acteurs régionaux et nationaux pertinents devraient mettre en œuvre pour soulager la pression sur la biodiversité marine. Elles dépassent le cadre strict du secteur de l’environnement pour aborder différents aspects, en plus des aspects de la conservation, tels que les incitations à l’utilisation durable des ressources naturelles, la réduction des conflits d’usage, le développement de la planification spatiale marine et de la gestion intégrée des côtes, l’intégration de la biodiversité dans les politiques sectorielles et transversales, et la comptabilisation du capital naturel et des services écosystémiques.
Le Post-2020 SAPBIO propose également des actions propres à renforcer certaines conditions favorables pour la conservation, à savoir l’amélioration des systèmes de gouvernance et de gestion, ou encore le renforcement des capacités ainsi qu’une meilleure communication avec les décideurs et les intervenants socioéconomiques.
4 – En plus de publications telles que le Rapport Méditerranée Vivante, comment la communauté scientifique peut-elle contribuer à sensibiliser les décideurs et la société à l’importance de préserver la biodiversité ?
Briser les silos s’il en existe encore, et développer les lieux de croisement, quels qu’ils soient, entre les scientifiques, les politiques, les organisations de la société civile, les médias etc.
La crise liée à la COVID 19 a montré à quel point il était important d’intégrer la science aux décisions politiques pour sauver des vies.
La crise environnementale est probablement plus grande et dévastatrice que la crise sanitaire actuelle… Nous avons donc besoin d’agir de façon tout aussi rationnelle. Les preuves scientifiques sont là et sont éloquentes. Ce qu’il faut c’est une communication plus efficace entre les scientifiques et les décideurs, qu’ils soient politiques ou économiques. Ceci nécessite que les résultats des travaux scientifiques soient traduits dans des messages compréhensibles par les décideurs ! La perte de biodiversité, la disparition d’espèces de faune ou flore doivent être traduites en termes de perte économiques et chiffrées en termes financiers. Des bilans et des projections chiffrés devraient être dressés. A ce moment-là les décideurs comprendront le sens et la gravité des constats et des tendances !