Un concept de “sites ateliers” en Méditerranée a récemment été développé par la Tour du Valat. À travers ce dispositif, ses équipes travaillent en étroite collaboration avec les populations locales impliquées dans la gestion de ces sites pour proposer des solutions aux enjeux de conservation à une échelle micro-régionale (cf. la lettre d’information n° 7). Si les attendus diffèrent pour chaque site, cette approche permet de mener des recherches sur des questions-clés de conservation, et de promouvoir des processus de gestion intégrée et adaptative impliquant les principaux acteurs locaux et/ou nationaux.
Un de ces sites-ateliers est le delta du Gediz sur la côte Egéenne en Turquie occidentale. Il est situé à proximité de la ville d’Izmir, troisième zone urbaine du pays en importance avec près de trois millions d’habitants.
Une zone humide d’importance internationale
Le delta s’étend sur plus de 40 000 ha et inclut une grande variété d’habitats : marais côtiers, îles alluviales, lagunes, marais salants, prairies temporairement inondées, roselières, garrigues, salines et zones agricoles. Plusieurs de ces habitats sont protégés dans le cadre du réseau Natura 2000. Le delta, zone humide-clé de la Turquie, procure un habitat pour environ 290 espèces d’oiseaux, et accueille entre 50 000 et 80 000 oiseaux d’eau durant l’hiver. Quelques 28 espèces satisfont les critères ZICO (Zone Importante pour la Conservation des Oiseaux), tandis que d’autres sont classées en danger ou menacées au niveau global ou européen. Le delta du Gediz n’est pas seulement unique pour sa biodiversité et sa valeur écologique, mais également pour son importance économique et esthétique. Sur le plan socio-économique les activités incluent la saliculture, la pêche et l’agriculture (coton, maïs et maraîchage, la riziculture ayant été abandonnée à la fin des années 1990 après d’importantes sécheresses).
L’objectif à long-terme du projet du delta du Gediz, qui a été développé selon trois dimensions complémentaires (enjeux de biodiversité, gestion intégrée, et gestion du site avec les acteurs locaux), est de conserver sa mosaïque d’habitats humides et de restaurer ceux qui ont été détruits durant les dernières décennies. Pour atteindre cet objectif, la Tour du Valat s’est investie dès 2007 et de concert avec les autorités locales (telles que le parc national, la Bird Paradise Union et les agences de l’eau) et les divers acteurs locaux (ONG, universités et coopératives) dans le cadre de la coopération décentralisée mise en place entre la Région PACA et la Province d’Izmir, pour développer une vision intégrée de la gestion du delta.
Le concept de la gestion intégrée des zones côtières (GIZC) vise à “rassembler les gouvernements et les sociétés civiles, les scientifiques et les décideurs, les intérêts publics et privés, pour la construction et la mise en oeuvre d’un programme pour la protection et le développement des systèmes côtiers et de leurs ressources”*. L’analyse des jeux d’acteurs et du contexte social local a constitué une étape-clé pour engager cette dynamique. Des initiatives populaires et des experts locaux motivés ont ainsi contribué à des séminaires participatifs et au dialogue entre les acteurs du projet, avec de nombreuses activités conduites en vue de sensibiliser les populations locales aux enjeux du delta en termes de biodiversité.
Une biodiversité remarquable mais soumise à des pressions croissantes
Ce sont surtout les populations d’oiseaux d’eau remarquables du delta du Gediz qui ont suscité une multitude d’études scientifiques, et poussé au développement de l’éco-tourisme. Ce phénomène a cependant créé un biais envers les oiseaux d’eau en termes de gestion, sans nécessairement prendre en compte le restant de la biodiversité du delta et de sa périphérie dans son ensemble. Pour rétablir l’équilibre, le projet a permis de développer une stratégie davantage orientée vers la gestion des habitats. La télédétection a été promue pour déterminer les évolutions majeures de l’occupation du sol ces dernières décennies, puis construire une cartographie plus détaillée des habitats au centre du delta à partir des informations recueillies. L’urbanisation croissante dans le sud du delta, les programmes d’irrigation agricole et une sécheresse prolongée au début des années 2000 ont induit des changements significatifs des habitats. Ce travail a permis aux scientifiques et aux gestionnaires de quantifier ces changements et de déterminer des stratégies de gestion de l’eau qui bénéficieront à l’ensemble de la mosaïque d’habitats, plutôt qu’à des espèces particulières d’oiseaux.
Une autre dimension du projet est l’amélioration des connaissances sur la faune du delta, incluant les mammifères, les amphibiens et les reptiles. La compréhension des structures d’habitats existantes et des interactions entre la faune et la flore ont aidé les gestionnaires locaux à trouver des solutions appropriées pour la gestion du site à long-terme.
Grâce à des missions de terrain régulières par les experts de la Tour du Valat, les acteurs locaux ont pu bénéficier des expériences à long-terme mises en oeuvre dans le delta du Rhône (Camargue) dans le sud de la France, où les problématiques relatives à la biodiversité et aux activités socio-économiques sont passablement similaires.
Une coopération multi-culturelle efficace entre la Tour du Valat et ses partenaires turcs
Parmi les autres activités concernant la biodiversité, la Tour du Valat a aidé à conduire un suivi hydrologique des roselières du delta du Gediz, un écosystème primordial, à partir des modèles déjà développés en Camargue. Sur la base de son expérience de 40 années, la Tour du Valat a également apporté une contribution technique essentielle à divers titres :
- Pour le suivi de la colonie de flamants roses du lac Tuz, sur le plateau anatolien, qui constitue actuellement la plus importante du bassin méditerranéen avec jusqu’à plus de 20 000 poussins ces dernières années ;
- Pour le développement de la partie socio-culturelle du projet, en conduisant et en analysant les entretiens auprès de représentants des divers acteurs du projet au niveau local dont les résultats sont actuellement comparés à ceux obtenus en Camargue.
Les prochaines étapes du projet porteront notamment sur la mise en place d’un protocole de suivi de la Tortue grecque (Testudo graeca). Ce volet est justifié par les importantes populations d’amphibiens et de reptiles du delta du Gediz et s’appuiera sur une collaboration récemment développée entre l’Université de l’Egée, l’ONG Doğa Derneği, le service gouvernemental des parcs nationaux et la Tour du Valat. Au delà de son utilité pour la conservation de cette espèce, ce monitoring pourra servir d’exemple et être étendu à d’autres espèces du delta.
En conclusion, le projet du delta du Gediz a démontré l’intérêt et l’utilité d’un exemple de coopération rapprochée efficace dans un contexte de coopération multi-culturelle entre la Tour du Valat et d’autres acteurs du bassin méditerranéen, où les activités réalisées apportent déjà de nombreux bénéfices mutuels.. Capitalisant sur cette expérience, la Tour du Valat envisage de développer d’autres sites-ateliers, permettant de contribuer à la conservation et/ou la la réhabilitation des zones humides de la Méditerranée.
* Cican-Sain et Knecht, 1998
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