Depuis 2006, la Camargue a fait l’objet d’une démoustication expérimentale au Bti. Les chercheurs de la Tour du Valat et d’autres laboratoires ont mené pendant cinq ans une étude sur l’impact de ce bio-insecticide sur la faune non-cible. Les effets de ce dernier sur la biodiversité sont aujourd’hui avérés, mais pourtant méconnus et peu pris en compte. Etat des lieux.
Le Bti, une alternative aux insecticides chimiques
Le Bti est une bactérie naturellement présente dans le sol dont la toxicité envers les Nématocères (groupe des diptères incluant les moustiques et les chironomes) a été découverte en 1977. Depuis, ce bio-insecticide est devenu le plus utilisé dans le monde. Considéré non toxique pour les mammifères, les oiseaux, les plantes et la plupart des organismes aquatiques, le Bti semblait donc être une option intéressante pour concilier protection du patrimoine naturel et contrôle de la gêne causée par les moustiques. Epargnée par la démoustication du littoral méditerranéen mise en œuvre dès 1965, la Camargue fait l’objet, à partir de 2006, d’une démoustication expérimentale pour une période de cinq ans. Expérimentale car appliquée sur une partie de son territoire et accompagnée d’études d’impact sur la faune non-cible.
Evaluation des effets du Bti sur la faune non-cible en Camargue
La forte réduction présumée des Nématocères suite à l’usage du Bti a-t-elle des répercussions sur la faune qui en dépend ? Deux cas d’études ont été proposés par la Tour du Valat: (1) les passereaux qui nichent dans des roselières dont l’abondance est liée à celle des invertébrés-proies, eux-mêmes dépendants de la durée d’inondation des marais ; (2) les hirondelles des fenêtres qui nichent en colonies dans les zones habitées et s’alimentent de petits insectes volants capturés à proximité des nids. Afin que la productivité variable des zones humides selon les saisons et les années n’interfère pas avec l’évaluation des effets du Bti, l’étude s’est appuyée sur la comparaison de plusieurs sites traités et témoins. Le suivi des passereaux a consisté à échantillonner les invertébrés sur les roseaux à l’aide d’un filet pendant la saison de reproduction (mai) et à mesurer les niveaux d’eau mensuellement. En s’appuyant sur les résultats d’une étude de 1998-99, le suivi a consisté à comparer les valeurs observées (captures au filet) et prédites (selon les durées de mise en eau des marais) de l’abondance des invertébrés pour déterminer si l’écart entre les deux différaient selon que les sites étaient traités ou non. Le suivi des hirondelles a porté sur la taille des colonies, les disponibilités alimentaires, les taux d’alimentation, le régime alimentaire des poussins et le succès reproducteur des couples.
Des effets certes indirects, mais ayant des répercussions importantes sur la biodiversité
Le bilan des cinq années de suivi révèle une baisse de 39% dans l’abondance des invertébrés consommés par les passereaux des roselières, incluant notamment une diminution de 58% dans l’abondance des araignées. Celles-ci sont d’importants prédateurs de moustiques et chironomes mais également une proie de choix pour les passereaux avec leur contenu élevé en protéines. Il s’agit de la proie préférée de la lusciniole à moustaches, seul passereau nicheur des roselières considéré vulnérable à l’échelon Européen.
Le suivi des hirondelles a révélé une importante modification du régime alimentaire des poussins sur les zones traitées. Les Nématocères y sont moins consommés, mais aussi leurs prédateurs comme les araignées, les neuroptères et les libellules. Les fourmis volantes y sont davantage consommées, mais ces insectes à corps durs, difficiles à digérer, étaient souvent retrouvés intacts dans les 700 fèces analysées. Cette déficience alimentaire s’est traduite par une réduction de 33% dans le nombre de poussins atteignant l’âge d’indépendance sur les colonies entourées de marais traités. Sans doute combiné à une survie moindre des adultes et des jeunes, il s’en suit une chute dans la taille des colonies depuis 2009 de 240 à 92 nids sur les sites traités, les effectifs étant stables sur les sites témoins (de 198 à 200 nids) au cours de la même période.
Des impacts d’une ampleur sans précédent
Il s’agit de la première démonstration d’un effet marqué du Bti sur la faune non cible. Ces effets sont même plus importants que ceux généralement rapportés pour des insecticides chimiques pourtant beaucoup plus toxiques et moins sélectifs que le Bti. Même s’il n’affecte pas directement les oiseaux, la réduction de proies abondantes et essentielles à leur reproduction a des répercussions significatives sur leur abondance et survie. La littérature sur l’usage du Bti est encore largement limitée à son efficacité et à ses effets directs sur la faune non-cible. Espérons que les résultats de cette étude motiveront la communauté scientifique à se pencher sur la quantification de ses impacts indirects, susceptibles d’être importants également sur d’autres sites protégés.
La Camague ne mériterait-t-elle pas d’être traitée autrement?
Malgré les impacts rapportés dans cette étude, il a été décidé, par arrêté préfectoral, de reconduire la démoustication à l’identique. Il existe pourtant d’autres solutions moins coûteuses d’un point de vue écologique et économique qui permettrait de réduire la gêne causée par les moustiques en Camargue et qui mériteraient d’être testées ‘expérimentalement’. Deux stratégies d’action possibles sont détaillées dans l’étude : agir sur les écosystèmes qui produisent les moustiques, notamment la gestion de l’eau et des milieux et/ou agir dans les zones habitées en disposant des pièges sélectifs.
Référence :
Poulin, B., Indirect effects of bioinsecticides on the nontarget fauna: The Camargue experiment calls for future research, Acta Oecologica (2012), doi:10.1016/j.actao.2011.11.005