Face au manque de données sur les tourbières du delta du Rhône, la Tour du Valat a lancé fin 2024 un projet dédié à cartographier ces milieux humides particuliers, estimer leurs stocks de carbone et évaluer leur état. Ces informations essentielles seront intégrées à l’atlas national des tourbières, dont la publication est attendue fin 2025, afin de mieux orienter les actions de restauration et de conservation de ces réservoirs naturels de carbone menacés par les activités humaines.
Principal stock de carbone des sols, les tourbières sont menacées par les activités anthropiques
Caractérisées par un sol très riche en matière organique, les tourbières constituent, à l’échelle planétaire, le principal stock de carbone des sols[i]. Bien qu’elles ne couvrent que 3% de la surface des terres émergées[ii], elles stockent près de 30% du carbone total contenu dans les sols[iii], soit l’équivalent de 75% de la totalité du carbone présent dans l’atmosphère[iv].
Fruit d’une accumulation sur plusieurs millénaires, ce stock de carbone est aujourd’hui gravement menacé par les activités humaines, en particulier par l’assèchement des tourbières (drainage, abaissement des nappes phréatiques, pompages, changements climatiques). Ce phénomène entraîne la décomposition de la matière organique jusqu’alors préservée, libérant ainsi des gaz à effet de serre qui représenteraient environ 5 % des émissions mondiales[v].
A l’échelle française, le manque de données empêche pour l’instant l’intégration des émissions des tourbières au bilan carbone national. C’est notamment pour combler cette lacune que l’Université de Franche-Comté a lancé un projet d’inventaire national des tourbières, dont la parution est prévue fin 2025.
Les apports d’eau souterraine, clés de la présence de tourbières en région méditerranéenne
La présence de tourbières résulte de conditions d’engorgement en eau quasi permanent, limitant la dégradation de la matière organique. Or, le climat méditerranéen se caractérise par un fort déficit hydrique estival. Dès lors, à l’exception de certains secteurs bénéficiant de microclimats plus humides, comme en montagne, la présence de tourbières en région méditerranéenne ne peut s’expliquer que par des apports d’eau souterraine. Ainsi, d’importantes résurgences peuvent créer des conditions propices à la formation de tourbe.
Ces conditions sont notamment réunies en bordure du delta du Rhône, où la présence de sites tourbeux est bien attestée. Les traces d’une ancienne fosse d’exploitation de tourbe dans le marais des Chanoines et le risque d’enlisement des bêtes, bien connu des éleveurs locaux, en sont des témoignages directs. Des documents historiques confirment également l’existence de tourbières dans cette région, comme l’étude du gisement de Chanoines et Meyranne[vi], celle du Cougourlier[vii] ou encore des recherches palynologiques[viii].

Plus récemment, OSMOSE 2, une étude pilotée par le SYMCRAU (Syndicat Mixte de gestion des nappes de la Crau) sur les liens entre la nappe de la Crau et les zones humides qui en dépendent, a permis de confirmer la présence de tourbe sur plusieurs sites[ix]. Cependant, les données disponibles demeurent incomplètes, et les tourbières du delta du Rhône n’étaient pas répertoriées dans l’Atlas national des tourbières de 1949.
C’est pour pallier le manque de données sur les tourbières du delta du Rhône que la Tour du Valat a lancé un nouveau projet fin 2024 structuré autour de trois axes : cartographier précisément les zones tourbeuses du secteur, estimer les stocks de carbone, et évaluer l’état de ces milieux.
Une analyse croisée de diverses sources d’information disponibles a déjà permis d’établir une cartographie des zones à fort potentiel tourbeux (cf. carte ci-dessous). Cette première étape s’est appuyée sur plusieurs sources, notamment :
- Les échanges avec les gestionnaires de sites du delta du Rhône et certains usagers;
- L’étude d’articles scientifiques et de rapports;
- L’exploitation des données pédologiques et géologiques disponibles, ainsi que des données floristiques (cartographies d’habitats, recensement d’espèces caractéristiques…).

Deux secteurs principaux se distinguent : majoritairement les sites situés à l’est du delta, en lien avec la nappe de la Crau, et ceux situés à l’ouest, alimentés par la nappe des Costières. Afin de confirmer la présence de tourbe sur ces sites, des sondages pédologiques seront réalisés sur le terrain.
Pour estimer les stocks de carbone des différents sites retenus, deux paramètres essentiels devront être mesurés : le volume du sol tourbeux et sa teneur en carbone.![]() |
Cette analyse nécessite des sondages manuels en profondeur, pouvant atteindre jusqu’à 8 mètres. Ce travail, particulièrement chronophage, implique le prélèvement d’échantillons de sol en plusieurs points du site et à différentes profondeurs afin d’établir des profils pédologiques précis.
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Évaluer l’état de dégradation des tourbières du delta du Rhône pour guider les actions de conservation
La dernière étape du projet vise à évaluer l’état de dégradation des tourbières à travers deux approches complémentaires. D’une part, l’analyse de l’évolution de la végétation permettra d’identifier les changements floristiques au sein de ces milieux. D’autre part, la mesure des niveaux piézométriques[1] offrira un indicateur clé pour comprendre le rôle des tourbières dans le cycle du carbone. En effet, une tourbière drainée libère d’importantes quantités de gaz à effet de serre, dont principalement du CO₂, du méthane (CH₄) et de l’oxyde nitreux (N2O), tandis qu’un site où la nappe phréatique reste haute favorise le stockage du carbone. Ces analyses fourniront une meilleure compréhension du fonctionnement des différents sites de tourbières du delta et guideront les actions de conservation et de restauration.
Ce projet marque une première étape essentielle dans l’acquisition de connaissances sur les tourbières méditerranéennes et constitue un préalable indispensable au développement de programmes de recherche et de restauration écologique. Il représente également un premier jalon dans l’évaluation des émissions de gaz à effet de serre associées à ces milieux en climat méditerranéen, un sujet encore largement inexploré.
En outre, il contribuera à une meilleure reconnaissance de la nature tourbeuse des sols de certains sites et des implications qui en découlent en termes d’usages, de gestion hydraulique et écologique.
À plus long terme, ces travaux pourraient être prolongés afin d’affiner la compréhension du territoire du delta du Rhône et d’élargir l’étude à l’ensemble de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur ou encore au littoral occitan du bassin Rhône-Méditerranée, où ces milieux naturels restent encore méconnus.
[1] c’est-à-dire la mesure de profondeur de la surface de la nappe d’eau souterraine
Bibliographie
[i] Parish, F, A Sirin, D Charman, Hans Joosten, T Minaeva, et M Silvius. 2008. Assessment on peatlands, biodiversity and climate change. Global Environment Centre, Kuala Lumpur and Wetlands International Wageningen.
[ii] Yu, Zicheng, Julie Loisel, Daniel P. Brosseau, David W. Beilman, et Stephanie J. Hunt. 2010. « Global Peatland Dynamics since the Last Glacial Maximum ». Geophysical Research Letters 37 (13). https://doi.org/10.1029/2010GL043584.
[iii] Scharlemann, Jörn PW, Edmund VJ Tanner, Roland Hiederer, et Valerie Kapos. 2014. « Global soil carbon: understanding and managing the largest terrestrial carbon pool ». Carbon Management 5 (1): 81‑91. https://doi.org/10.4155/cmt.13.77.
[iv] Janowiak, M., W. J. Connelly, K. Dante-Wood, G. M. Domke, C. Giardina, Z. Kayler, K. Marcinkowski, et al. 2017. « Considering Forest and Grassland Carbon in Land Management ». General Technical Report, Washington Office 95. https://doi.org/10.2737/WO-GTR-95.
[v] Joosten, H. 2016. « Peatlands across the globe ». In Peatland Restoration and Ecosystem Services: Science, Policy and Practice, 19‑43. https://doi.org/10.1017/CBO9781139177788.003.
[vi] Dellery, B, L. Damiani, G. Juncy, et G. Toro. 1987. « Etude sommaire des possibilités d’un gisement de tourbe dans les marais de Meyranne et des Chanoines Commune d’Arles (Bouches-du-Rhône) ». 87 SGN 179 PAC.
[vii] Eulry, M. 1983. « Recherches de gisements de tourbes en Languedoc-Roussillon – Sitologie et données économiques – Etude de quatre tourbières du plateau d’aubrac (Lozère) ». 83 SGN 851 LRO.
[viii] Triat-Laval, H. 1979. « Contribution pollenanalytique a l’histoire tardi et postglaciaire de la végétation de la basse valle du Rhône ».
[ix] Sicard N., T. Legay, J. Cuvelier, Pascal Fenart, Hervé Gomila, et Sébastien Chazot. 2023. « Etude des besoins d’alimentation en eau des zones humides de la Crau (OSMOSE 2) – rapport final ». A00772.
Contact
Antoine Gazaix, chargé de recherche à la Tour du Valat
Partenaires techniques
Les Amis des marais du Vigueirat
Les gestionnaires des sites étudiés
Partenaires financiers
Demande de subvention en cours auprès du FEDER et de l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse.