Questions à Engin Yilmaz, directeur de l’ONG Doğa Derneği.
Quelles sont les principales menaces qui pèsent sur le delta du Gediz aujourd’hui selon vous, et quelles seraient vos recommandations pour les atténuer à long-terme ?
Depuis plusieurs années la Turquie est un des pays les moins avancés au monde en termes de conservation de la nature, et passe par une crise majeure de biodiversité. Les lois en la matière et les statuts de protection ont été constamment affaiblis dans le pays, par des amendements ou des interventions directes des autorités gouvernementales. En conséquence des politiques en vigueur en matière d’eau et d’urbanisation, plusieurs zones humides ont disparu, ou leur intégrité écologique a été sévèrement détériorée.
En tant que zone humide prioritaire, le delta du Gediz fait face à d’importantes menaces liées à la pression engendrée par le développement et l’urbanisation du bassin versant. Les conséquences de ce développement, et notamment ses impacts négatifs sur la vie quotidienne des gens, sont malheureusement sous-estimées par manque de connaissances par les différents acteurs. De plus, l’affaiblissement de la législation concernant la conservation de la nature en Turquie rend les solutions légales inefficaces.
Pour amoindrir les menaces sur le delta il faut poursuivre les recherches initiales, identifier les priorités en termes de conservation, et promouvoir des applications de terrain. Ces activités de recherche doivent également cibler des pratiques culturelles favorables aux zones humides, et des activités traditionnelles génératrices de revenus. Sur la base de ces résultats, une gestion basée sur une approche intégrée et participative pourra être développée et mise en place. Il est également nécessaire d’améliorer la sensibilisation aux enjeux de conservation et notamment à la préservation de la riche biodiversité du delta du Gediz, non seulement au niveau local, mais aussi à l’échelon national et international.
Quel est selon vous l’intérêt principal de la gestion intégrée, en particulier concernant une région telle que le delta du Gediz où les enjeux de biodiversité se mêlent étroitement aux aspects culturels et socio-économiques ?
Le delta du Gediz est une zone humide importante pour son patrimoine naturel, mais aussi pour ses valeurs culturelles ainsi que les services qu’il procure aux gens qui y vivent. Ses composants biologiques et culturels sont en étroite intercation, répondant aux changements sociaux, économiques, ainsi qu’aux tendances et conditions écologiques. C’est pourquoi une coordination efficace entre secteurs et acteurs locaux apporte un réel plus pour assurer une gestion intégrée.
Comment évaluez-vous la coopération entre tous les acteurs de ce projet, et selon vous ce type d’approche collaborative est-elle importante pour une zone aussi complexe que le delta du Gediz ?
Malgré sa complexité le delta du Gediz est un des rares exemples en Turquie où une approche collaborative peut être rapidement efficace, du fait de la présence et de la volonté des acteurs non-gouvernementaux. ONG, universités et populations locales sont plus enclines à participer aux procédures de gestion, et y ont d’ailleurs contribué. De sérieux obstacles institutionnels et pratiques persistent cependant.
Quel a été la contribution de Doğa Derneği dans ce projet, en particulier concernant les aspects socio-culturels et le lien avec les populations locales du delta et de la province d’Izmir ?
Notre principale contribution dans le cadre de ce projet a été la sensibilisation, l’éducation, le plaidoyer et la participation à des recours juridiques. Comme l’intégrité écologique du delta est vitale pour la durabilité socio-culturelle et économique locale, la sensibilisation du public à l’importance et l’usage durable du delta du Gediz, et donc sa mobilisation, est un des outils les plus importants pour pousser les décideurs à faire face aux menaces. Notre approche globale a donc permis d’impliquer et de donner davantage de pouvoir aux acteurs locaux, à tous les niveaux de la conservation des zones humides : recherche, plaidoyer, démarches juridiques, éducation, et sensibilisation.
Que vous a apporté la collaboration avec la Tour du Valat dans le cadre de ce projet, particulièrement son expérience de plusieurs décennies dans le delta de la Camargue, en termes de gestion des zones humides et de la biodiversité ?
L’expérience de la Tour du Valat, développée depuis plusieurs décennies en Camargue et d’autres zones, a été très bénéfique. En termes de renforcement des capacités, non seulement pour nous mais aussi pour d’autres acteurs, la Tour du Valat a joué un rôle significatif concernant les recherches scientifiques, de la phase de conception jusqu’à la mise en place d’études et de suivis. Les résultats de ces recherches ont été très utiles pour identifier les priorités de conservation, ainsi que pour leur traduction sous forme d’une communication politique permettant de cibler les décideurs dans le cadre d’une approche de gestion intégrée.
La première phase du projet prendra fin en 2015. Selon vous quels ont été les principaux succès et freins jusqu’à présent, et quels devraient être les prochaines étapes ?
Comme le manque des connaissances sur le delta et leur fragmentation était une des causes majeures de la faiblesse de la gestion des zones humides, les recherches menées pour les améliorer dans le cadre d’une approche globale a permis d’identifier des solutions plus appropriées. En termes de gestion intégrée, la plupart des acteurs sont désormais favorables à une approche participative et collaborative, même si elle n’est pas encore applicable en raison des politiques nationales. Il faut noter nos succès significatifs contre des projets d’urbanisation, telle la réhabilitation de la baie d’Izmir et du port, qui allait détruire une surface significative du delta.
Pensez-vous que les résultats du projet du delta du Gediz puissent être bénéfiques pour d’autres zones humides menacées en région méditerranéenne, et si oui de quelle façon ?
La plupart des problèmes auxquels le delta du Gediz doit faire face ne sont pas uniques à la région mais communs à de multiples zones humides autour du monde, comme l’a montré le rapport de l’Observatoire des zones humides méditerranéennes. Étant un site particulièrement complexe, les succès et les échecs dans le delta améliorent le niveau de connaissance pour d’autres pratiques de conservation des zones humides. Cette expérience sera utile en priorité pour les pays où les cadres juridiques et leur application en matière de conservation de la nature sont faibles, mais où les pressions négatives qui résultent des politiques de développement sont élevées.