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L’anguille européenne, une grande baroudeuse

L’anguille européenne est une espèce emblématique des lagunes méditerranéennes, mais pas seulement. Elle se rencontre dans une grande diversité d’habitats. Cette espèce, au cycle de vie complexe et original, est aujourd’hui menacée d’extinction. Dans le cadre d’une réglementation européenne et de plans de gestion nationaux, des actions de recherche et des mesures de gestion sont mises en œuvre afin d’assurer sa préservation. Découvrons ici le passionnant voyage de l’anguille et les actions qui sont menées en Camargue.

Une vie trépidante

L’anguille européenne est une espèce migratrice qui se reproduit au beau milieu de l’océan Atlantique, quelque part entre les Açores et la mer des Sargasses dans un endroit encore inconnu. D’un œuf éclot une larve transparente, dite leptocéphale, qui ressemble à une feuille de saule. Cette larve traverse l’océan Atlantique, en direction des côtes européennes, en 200 à 500 jours, en dérivant au gré des courants et notamment du courant chaud du Gulf stream. Après plusieurs milliers de kilomètres parcourus, à l’approche du plateau continental, la larve se métamorphose en civelle. Ce premier stade juvénile de l’anguille est encore complètement transparent et ressemble cette fois à une aiguille de pin. La civelle part alors à la conquête des eaux continentales, où elle choisira un territoire pour grandir pendant plusieurs années.

Cycle de vie de l’anguille européenne. Illustrations : © Cyril Girard

 

Très attirée par les panaches fluviaux, la civelle s’installe généralement dans un habitat côtier riche en proies tel qu’un estuaire ou une lagune : c’est la montaison. Mais, surtout si les densités sont trop importantes, elle peut choisir de migrer davantage vers l’amont. En l’absence d’obstacles, l’anguille peut ainsi remonter les cours d’eau jusqu’à plus de 1000 m d’altitude. Les zones moins denses en anguilles ont tendance à produire davantage de femelles que de mâles, et vice versa. L’anguille colonise ainsi un très vaste territoire qui s’étend du Nord de la Norvège aux côtes Nord de l’Afrique et des Açores à la Mer Noire.

Aire de distribution de l’anguille européenne en orange foncé et localisation de sa zone de reproduction longtemps soupçonnée en mer des Sargasses. Les ellipses représentent la taille (en mm) des larves léptocéphales capturées dans l’Océan Atlantique

 

Dès son arrivée dans les eaux continentales, la civelle commence à se nourrir et peu à peu à se pigmenter. Une fois toute pigmentée, elle est qualifiée d’anguillette, puis, en grandissant d’anguille jaune (ou verte). Si c’est un mâle, sa période de croissance durera de 2 à 15 ans, davantage si c’est une femelle, de 3 à 20 ans. En Camargue, dans l’étang saumâtre du Vaccarès, la majorité des mâles restent seulement de 2 à 3 ans, et les femelles de 4 à 5 ans (Acou et al. 2003; Melià et al. 2006).

Ce long séjour en milieu continental n’a qu’un seul objectif : emmagasiner un maximum de réserves énergétiques pour repartir en mer, assurer une deuxième traversée transatlantique, cette fois en eau profonde, et se reproduire. Lorsqu’elle se sent prête, l’anguille se métamorphose à nouveau pour atteindre le stade argenté. Stimulées par le système endocrinien, s’opère une série de modifications physiologiques (augmentation de la taille des yeux et des nageoires pectorales, apparition d’une ligne latérale sensorielle, épaississement de la peau, changement de couleur, etc.) qui prépare l’anguille à son voyage retour.

Le plus souvent, c’est au moment des crues automnales que les anguilles argentées repartent en mer : c’est la dévalaison. Dans les systèmes lentiques (à circulations lentes ou nulles), la dévalaison semble liée à des changements du niveau des eaux (Trancart et al. 2017).

Critiquement menacée d’extinction

L’anguille européenne est une espèce panmictique, c’est-à-dire que l’ensemble des individus provient d’une seule et même zone de reproduction. C’est une espèce longévive : plusieurs années de croissance lui sont nécessaires pour atteindre le stade argenté, repartir en mer et participer à la reproduction. Et l’anguille est semelpare, c’est-à-dire qu’elle peut se reproduire qu’une seule fois au cours sa vie. Actuellement, l’origine et la quantité des anguilles argentées qui contribuent au stock reproducteur sont inconnues. De part ces caractéristiques et du fait de son fort déclin observé depuis les années 1970s, l’anguille européenne est classée « critiquement menacée d’extinction » depuis 2008 par l’UICN (Union International pour la Conservation de la Nature). Depuis 2007, des plans de gestion nationaux de l’anguille sont instaurés conformément au règlement européen (n°1100/2007) afin d’apprendre à mieux la connaître et de pouvoir mieux la protéger.

L’Hydrosystème du Vaccarès, un site index pour suivre l’état de la population

L’hydrosystème du Vaccarès est l’un des sites index retenus par le plan de gestion Anguille français pour suivre l’état de la population d’anguille européenne. Ce plan et le PLAGEPOMI (plan de gestion des poissons migrateurs) Rhône Méditerranée y fixent des objectifs de suivis du recrutement et d’échappement.

Dynamique du recrutement en civelles

civelle © D. Nicolas

Dans l’hydrosystème du Vaccarès, le recrutement en civelles se fait essentiellement via le pertuis de la Fourcade, la principale connexion à la mer où un fort attrait des civelles est engendré par les rejets des eaux d’épuration des Saintes Maries de la Mer. Les civelles peuvent également entrer dans le système via le système de pompage au Rhône qui permet d’irriguer l’ensemble des parcelles agricoles du delta. Depuis les années 2010, les civelles peuvent rejoindre l’étang du Vaccarès en empruntant une nouvelle connexion à la mer via les étangs et marais des salins de Camargue (Figure 1).

 

Fig.1. Voies de recrutement des civelles dans le delta de Camargue et localisation des stations d’échantillonnage scientifiques

Suivis scientifiques menés par la Tour du Valat

Des suivis scientifiques sont menés, sur le long terme ou seulement sur quelques années, afin d’étudier le recrutement en civelles en différents points du delta (Figure 1). Notamment, depuis 1993, un suivi du recrutement en civelles, à l’aide de filets de 1.5mm de maille, est réalisé une semaine par mois, de septembre à juin, à la station de la Capelière par la Tour du Valat, en partenariat avec la Société Nationale de Protection de la Nature (SNPN) / Réserve Nationale de Camargue (RNC). Depuis 2004, une passe-piège à civelles, gérée par l’association Migrateurs Rhône Méditerranée (MRM), permet de suivre le recrutement des civelles au niveau du pertuis de la Fourcade. Ces suivis permettent de surveiller l’évolution du recrutement sur le long terme et d’acquérir des données pour mieux caractériser l’influence des paramètres environnementaux sur le recrutement.

Depuis les années 2000s, les pics de recrutement annuels se maintiennent à des valeurs très faibles en comparaison avec ceux qui pouvaient s’observer auparavant (Figure 2). Ce résultat reflète la situation qui est observée au niveau européen (indice européen CIEM/WGEEL [1]). (Pour aller plus loin : rapport accessible en ligne [2] sur le site de l’association MRM).

Fig. 2. Moyenne annuelle des CPUE (abondance divisée par l’effort de pêche) de civelles obtenues à la station de la Capelière dans l’étang du Vaccarès, pour les mois de février à avril, en noir. En bleu, indice de recrutement européen (données CIEM/WGEEL)

Actuellement, un projet vise à caractériser la dynamique du recrutement en civelles en différents points du delta de Camargue. Colin Bouchard, postdoctorant sur ce projet, développe des modèles Bayésiens qui permettent de comparer les flux de recrutement entre les différentes portes d’entrée du delta. Les modèles permettent, pour chaque station suivie, de mieux appréhender les effets environnementaux existants. Ainsi, des mesures de gestion visant à favoriser la remontée des civelles peuvent être formulées à des échelles spatiales complémentaires.

Dynamique de dévalaison

Argentée, l’anguille est prête pour retourner à la mer. Lorsque les conditions environnementales lui semblent les plus favorables, elle commence sa dévalaison.

Anguille argentée © D. Nicolas

A partir des données acquises par la Tour du Valat entre 1993 et 2009 dans l’étang du Vaccarès, un modèle mathématique a été développé afin d’évaluer le stock d’anguilles en fonction du recrutement, de la pêche et des mesures de gestion de l’eau (Schiavina et al. 2015, www.eelmanagement.eu [3]). Cet outil est applicable à différents systèmes aquatiques (lagunes, lacs, rivières) et permet de tester des mesures de conservation en fonction de différents scénarios de gestion. Il permet d’estimer l’abondance de l’anguille par stade (jaune ou argentée) et le taux d’échappement sur un pas de temps annuel. Ce modèle ne permet cependant pas de caractériser la dynamique de dévalaison et de déterminer les facteurs environnementaux qui peuvent l’influencer.

Afin de mieux caractériser cette dévalaison, une étude pilote a été lancée en 2019 sur le bassin du Fumemorte (Camargue), où la population de l’anguille est suivie mensuellement depuis le début des années 1990. Avant d’aller plus loin, voyons comment ce système fonctionne et comment les anguilles y ont été suivies jusqu’à présent.

Le bassin hydrographique du Fumemorte a un fonctionnement artificiel : il est principalement alimenté par les eaux pompées au Rhône pour l’irrigation agricole d’avril à octobre. Ses eaux s’écoulent gravitairement dans l’étang du Vaccarès. Les anguillettes s’y installant pour leur croissance en passant soit par l’étang du Vaccarès, soit par les stations de pompage du Rhône. De manière générale, les anguilles sont plus mobiles au stade anguillette, lorsqu’elles recherchent un territoire où s’installer, mais aussi au stade argenté, lorsqu’elles cherchent à s’échapper du système pour repartir en mer. Une étude des otolithes, petites pièces calcifiées présentes dans la tête des poissons, a montré que certains individus effectuent une à plusieurs migrations entre l’étang du Vaccarès, milieu plus salé, et le canal du Fumemorte pendant le stade jaune (Panfili et al. 2012). Il est donc nécessaire de mieux comprendre les déplacements au sein du bassin du Fumemorte.

Dans le canal du Fumemorte, principal canal de drainage du bassin géré par l’Association Syndicale Autorisée (ASA), plusieurs sites d’échantillonnage sont suivis au niveau de la réserve régionale de la Tour du Valat, dont un mensuellement depuis 1993. Toutes les anguilles capturées à l’aide de filets (verveux) sont mesurées et pesées pour pouvoir notamment déterminer précisément leur stade de développement à partir de l’indice EELREP (Durif et al. 2005): jaune non sexuellement différenciée, femelle jaune résidentes, jaunes pré-migrantes, femelles argentées, femelles argentées migrantes et mâles argentés migrants.

Depuis 2001, la population d’anguille du Fumemorte est suivie en capture-marquage-recapture : tous les individus de plus de 180 mm capturés sont marqués avec un transpondeur de 6mm de longueur. Certains individus sont recapturés plus de 11 années après leur premier marquage. Ces recaptures sont intéressantes pour suivre la croissance des individus, l’évolution de leur condition et de leur argenture, et développer des modèles de dynamique des populations.

Vers de nouveaux suivis innovants et prometteurs

Afin de suivre de manière plus précise le déplacement des anguilles jaunes et argentées et d’optimiser les chances de recaptures, un suivi en télémétrie RFID (Radio-Frequency Identification) a été mis en place (Figure 3). Des anguilles de plus de 30 cm sont équipées avec des transpondeurs de 23mm de longueur qui portent un code numérique unique. Les individus ainsi marqués peuvent être individuellement reconnus et enregistrés lorsqu’ils passent à travers une antenne qui émet un champ magnétique (système d’écoute RFID). Le canal a été équipé avec des stations d’écoute fixes en deux localisations, une au cœur du secteur où les individus sont capturés et marqués, et une à proximité de l’embouchure du canal du Fumemorte.

Fig.3. Localisation des stations d’écoute RFID existantes et envisagées pour suivre les mouvements de l’anguille européenne dans le canal du Fumemorte et l’hydrosystème du Vaccarès

Ce suivi télémétrique RFID a pour objectif de suivre en continu les mouvements longitudinaux des anguilles marquées au sein du canal, et ainsi, de mieux identifier et quantifier les facteurs environnementaux qui affectent les déplacements des anguilles, et notamment ceux qui déclenchent la dévalaison. Cette étude est pilote puisqu’elle permet de tester l’efficacité de la technologie RFID dans des conditions de salinité variables et dans des profondeurs relativement élevées pour cette méthode. Il est question d’étendre prochainement ce projet afin de suivre la dévalaison des anguilles argentées à l’échelle de la Grande Camargue. Il est en particulier envisagé d’équiper les 2 principales connexions à la mer du système Vaccarès avec de nouvelles stations d’écoute. Étant donné la grande surface du système, ce projet nécessitera une opération de marquage de grande envergure et la collaboration de nombreux partenaires. Ce projet permettra d’identifier les facteurs initiant la dévalaison, de mieux estimer les mortalités par pêche et les mortalités naturelles (prédation notamment).

A la découverte du voyage des anguilles en images

Le film intitulé « Les grandes voyageuses des lagunes de Méditerranée » réalisé par l’association Le Gobie [4] permet de suivre l’audacieux périple des anguilles et les milieux qu’elles parcourent. Il met en avant les suivis réalisés sur l’Anguille à la Tour du Valat. Bon voyage !

Contact : Delphine Nicolas [5], chargée de recherche biologie de la conservation des poissons (email) [6]

Références

Acou A., Lefebvre F., Contournet P., Poizat G., Panfili J., Crivelli A.J. 2003. Silvering of female eels (Anguilla anguilla) in two sub-populations of the Rhône delta. Bull Fr Pêche Piscic:55–68. doi: 10.1051/kmae:2003036

Durif C., Dufour S., Elie P. 2005. The silvering process of Anguilla anguilla: a new classification from the yellow resident to the silver migrating stage. J Fish Biol 66:1025–1043. doi: 10.1111/j.0022-1112.2005.00662.x

Melià P., Bevacqua D., Crivelli A.J., De Leo G.A., Panfili J., Gatto M. 2006. Age and growth of Anguilla anguilla in the Camargue lagoons. J Fish Biol 68:876–890.

Panfili J., Darnaude A., Lin Y., Chevalley M., Iizuka Y., Tzeng W., Crivelli A. 2012. Habitat residence during continental life of the European eel Anguilla anguilla investigated using linear discriminant analysis applied to otolith Sr:Ca ratios. Aquat Biol 15:175–185. doi: 10.3354/ab00414

Schiavina M., Bevacqua D., Melià P., Crivelli A.J., Gatto M., De Leo G.A. 2015. A user-friendly tool to assess management plans for European eel fishery and conservation. Environ Model Softw 64:9–17. doi: 10.1016/j.envsoft.2014.10.008

Trancart T., Feunteun E., Danet V., Carpentier A., Mazel V., Charrier F., Druet M., Acou A. 2017. Migration behaviour and escapement of European silver eels from a large lake and wetland system subject to water level management (Grand-Lieu Lake, France): New insights from regulated acoustic telemetry data. Ecol Freshw Fish:n/a-n/a. doi: 10.1111/eff.12371

Partenaires financiers

WWF /Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse/Région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur/ Programme européen de financement LIFE

Partenaires techniques

Conservatoire du littoral/ Réserve Nationale Camargue/SNPN/MRM/Parc naturel régional de Camargue/SCIMABIO