La Tour du Valat, en partenariat avec des chercheurs turques, vient de publier les résultats d’une étude approfondie sur les effets des changements d’usage des sols dans le delta du Gediz, en Turquie. Menée entre 2019 et 2021, elle apporte un éclairage précieux sur les défis de conservation auxquels font face les zones humides méditerranéennes.
Un delta sous pression
Le delta du Gediz, situé sur la côte égéenne de la Turquie occidentale près d’Izmir, constitue l’une des zones humides les plus importantes de la Méditerranée orientale. Reconnu site Ramsar depuis 1998, ce vaste territoire de 80 000 hectares abrite une biodiversité remarquable avec plus de 299 espèces d’oiseaux recensées. Comme de nombreuses zones humides méditerranéennes, les écosystèmes naturels du Delta ont connu des modifications profondes liées à la croissance urbaine de la métropole d’Izmir (4 millions d’habitants) et à l’intensification agricole durant le siècle écoulé.
Résultats clés
L’étude, publiée dans BMC Ecology and Evolution, a évalué entre 2019 et 2021 les effets de trois types de paysage (naturel, agricole et urbain) sur la composition des communautés d’oiseaux nicheurs (90 espèces) et de reptiles (14 espèces) dans le delta.
Les résultats de l’étude révèlent que la composition des communautés d’oiseaux et de reptiles est influencée différemment selon le type de paysage, notamment en raison d’une spécialisation des espèces pour certains habitats :
- Les paysages naturels abritent une abondance d’oiseaux cinq fois supérieure aux zones agricoles (231 contre 45 individus en moyenne) et hébergent 27,8% d’espèces exclusivement présentes dans ces habitats.
- La présence de l’agriculture a des effets nuancés : si elle pénalise globalement la biodiversité aviaire, elle offre des habitats de substitution pour certaines espèces de reptiles aquatiques comme les tortues d’Europe qui utilisent les canaux d’irrigation.
- Les paysages urbains et agricoles abritent d’avantage d’espèces généralistes[1] [1]que les paysages naturels au détriment des espèces spécialistes[2] [2]qui ne représentent que 3,3% des espèces de ces milieux.
Des enjeux qui résonnent en Camargue
Cette étude présente un intérêt particulier pour la compréhension des dynamiques écologiques en contexte méditerranéen. Les auteurs soulignent les parallèles avec d’autres deltas méditerranéens : « contrairement à ce que l’on observe en Camargue où les rizières peuvent offrir des habitats alternatifs pour certains oiseaux d’eau, les cultures sèches du delta du Gediz ne permettent pas cette compensation écologique. »
De plus, l’utilisation de modèles de distribution conjointe d’espèces (JSDM) a permis de quantifier précisément comment les préférences d’habitat des espèces expliquent leur réponse aux changements paysagers, une approche méthodologique innovante applicable à d’autres zones humides.
Face à ces constats, les auteurs formulent plusieurs recommandations pour la conservation de la biodiversité
À court terme :
- Stopper l’urbanisation du delta et étendre les mesures de protection au-delà des zones strictement protégées
- Restaurer écologiquement les habitats naturels dégradés, particulièrement les zones d’eau douce en régression
À moyen terme :
- Accompagner la transition agroécologique locale pour créer des mosaïques paysagères plus favorables à la biodiversité
- Améliorer la gestion des canaux d’irrigation en privilégiant des matériaux naturels
- Développer des corridors écologiques entre les zones urbaines et naturelles
Des apports au-delà du périmètre d’étude
L’étude contribue également à combler le déficit de connaissances sur les zones humides méditerranéennes orientales, la plupart des recherches se concentrant traditionnellement sur l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord.
Ces travaux ouvrent la voie à de nouvelles recherches comparatives entre deltas méditerranéens. Ils fournissent également aux gestionnaires et décideurs locaux des données scientifiques robustes pour orienter les politiques de conservation du delta du Gediz.
La méthodologie développée pourrait être appliquée à d’autres zones humides méditerranéennes confrontées à des pressions similaires, contribuant ainsi à une meilleure compréhension globale des impacts des changements d’usage des sols sur la biodiversité.
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[1] [3] Espèce disposant d’une niche écologique très large, qui peut tolérer une grande variété de conditions environnementales et dont le régime alimentaire comprend une large gamme de ressources
[2] [4] Espèce n’utilisant qu’un seul type de ressources ou d’habitat, ce qui la rend très dépendante de ce dernier. Elle est donc très sensible aux perturbations de sa ressource ou de son habitat.
Référence de l’étude
Arslan, D., Gaget, E., Çiçek, K., Olivier, A., Galewski, T., Döndüren, Ö., Guelmami, A., Ernoul, L., & Béchet, A. (2025). Contrasting effects of agriculture and urbanisation on bird and reptile communities in a Mediterranean delta (Gediz Delta, Türkiye). BMC Ecology and Evolution, 25, 58. doi: 10.1186/s12862-025-02390-y [5]