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Questions à Frank Cézilly

Questions à Frank Cézilly, Professeur en biologie de l’évolution à l’Université de Bourgogne

Quels étaient vos liens personnels et professionnels avec Alan ?

J’ai connu Alan dès l’été 1983, lorsque je suis arrivé à 20 ans comme jeune stagiaire à la Tour du Valat.  Mes connaissances ornithologiques étaient, alors somme toute assez limitées, alors qu’Alan, lui, était déjà une véritable star parmi les ornithologues en tant que « Monsieur Flamants ». Dans l’ambiance familiale de la Tour du Valat, nous avons rapidement tissé des liens d’amitié, au travers de nos activités quotidiennes, des colloques en France et à l’étranger et aussi des soirées autour d’un bon repas. Alan regardait avec bienveillance et un peu d’amusement ma farouche volonté de devenir chercheur, et je fus très heureux qu’il soit présent lors de ma soutenance de thèse en 1989 à Marseille.

Un an et demi plus tard, j’ai été recruté comme chargé de recherche par la Tour du Valat pour aider Alan dans l’analyse et la publication des données sur la démographie et l’écologie comportementale des flamants. Nos compétences se complétaient parfaitement, et nous avons eu la chance de pouvoir publier de 1992 à 1997 un certain nombre d’articles dans des grandes revues internationales, dont plusieurs encore cités régulièrement.

Après avoir quitté la Tour du Valat en 1996 pour devenir professeur à l’Université de Bourgogne, ma relation avec Alan n’en a pas été affectée car nous avions depuis quelque temps déjà un grand projet : écrire ensemble une monographie sur les flamants roses qui mettrait en valeur tous les résultats scientifiques que son formidable travail avait permis d’obtenir.  L’ouvrage a vu le jour en 2007, après une longue gestation et à la grande satisfaction d’Alan. Puis en 2012 j’ai acheté une maison au Sambuc et suis devenu son voisin, ce qui m’a permis de discuter régulièrement avec lui des recherches sur les flamants. C’est ainsi que nous avons développé notre dernier projet de recherche commun, qui porte sur un phénomène qui préoccupait Alan : la perte des bagues en plastique darvic chez certains flamants.

Quelle aura été selon vous la contribution personnelle d’Alan Johnson à la conservation des flamants roses, tant en Camargue qu’à plus grande échelle ?

La contribution majeure d’Alan dans le domaine de la conservation a été, à l’évidence, la réussite de la reproduction des flamants sur l’îlot du Fangassier et son maintien au fil des années. La nidification sporadique de l’espèce dans le bassin méditerranéen à l’époque était fort inquiétante ; nul ne peut dire quel aurait été son avenir à l’échelle régionale sans cette opération d’envergure, conduite avec brio par Alan.

En quoi la démarche scientifique d’Alan Johnson a-t-elle été innovante en ce qui concerne les flamants roses, et de façon plus générale en termes de conservation de la biodiversité ? Et de quelle façon pourrait-elle encore être pertinente aujourd’hui, plusieurs décennies après ?

L’originalité de la démarche d’Alan a été de concevoir la conservation des flamants roses comme une problématique intégrée dans celle, plus large, de la sauvegarde des zones humides méditerranéennes. Ainsi, en parallèle de ses recherches sur les flamants, Alan a aussi travaillé sur la faune aquatique des salins pour mieux comprendre le fonctionnement de cet écosystème unique. Il a aussi rapidement compris que le flamant rose pouvait jouer un rôle d’espèce « ombrelle ».

Les travaux conduits par Alan vers la fin des années 1980 ont, par exemple, permis d’établir que les flamants qui nichent au Fangassier peuvent  se nourrir sur des zones distantes de 70 km de la colonie. La protection de l’espèce implique donc de protéger ou restaurer un très large habitat ce qui, par voie de conséquence, profite à un très grand nombre d’autres espèces aquatiques. La conservation d’une espèce aussi populaire que le Flamant sert ainsi à la sauvegarde de l’ensemble de son écosystème.

Alan n’était pas chercheur de formation, mais menuisier et passionné d’ornithologie. Dans quelle mesure cela a-t-il influencé son approche scientifique et humaine des problématiques liées aux flamants ?

Alan a toujours été une personne prudente et pragmatique. Il désirait connaître pour mieux protéger, et faisait confiance à la méthode scientifique pour faire avancer les connaissances. Mais, pour autant, il n’était jamais « grisé » par les théories scientifiques en vogue et n’avait pas d’idées préconçues sur les résultats qu’il devait obtenir. Seule l’objectivité crue des résultats comptait pour lui. En ce sens, il faisait preuve d’une rigueur exemplaire.

Ses origines modestes et le fait qu’il n’ait pas fait d’études universitaires en faisaient une personne très humble, mais aussi très ouverte au contact avec les autres personnes ; qu’il s’agisse de chercheurs réputés, de jeunes stagiaires encore peu dégourdis, d’ornithologues amateurs passionnés, ou, tout simplement, des habitants de la Camargue dont il était fort apprécié. Alan était à l’écoute de tous ceux qui souhaitaient partager avec lui leur intérêt pour les flamants et la Camargue.

Qu’ était selon vous ce qui unissait aussi fortement Alan et la Camargue, où il a vécu l’essentiel de sa vie ?

Je crois qu’Alan ressentait une sorte d’affection esthétique pour la Camargue. Bien qu’il ait beaucoup voyagé jusqu’à la fin de sa vie, curieux de découvrir le monde, il ne s’est jamais lassé des paysages de Camargue qu’il adorait parcourir en vélo en compagnie de son épouse Sylviane. Son arrivée en Camargue a probablement représenté l’évènement majeur de sa vie. De fait, il a gardé toute sa vie une reconnaissance sans limite envers Luc Hoffmann pour l’avoir chaleureusement accueilli à la Tour du Valat, mais aussi envers les Camarguais qui l’ont rapidement adopté. Alan était devenu l’un des leurs.

Pour finir auriez-vous une anecdote à raconter qui, selon vous, caractérise particulièrement Alan ?

Comme je l’ai déjà dit, Alan était à la fois prudent et enthousiaste. Je me rappelle que la première fois que j’ai suggéré de procéder à des prises de sang pour mesurer certains paramètres physiologiques des flamants, il s’est d’abord montré un peu réticent. L’organisation du baguage est toujours délicate et Alan n’aimait pas trop que l’on bouscule les plans bien établis… Mais il se laissa finalement convaincre, et les prises de sang se déroulèrent sans aucun problème. Suite à quoi il me dit : « Excellent Frank, nous aurions dû faire ça plus tôt ! »