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L’anguille européenne, une grande baroudeuse – Questions à Elsa Amilhat et Elisabeth Faliex

Elsa Amilhat, ingénieure de recherche et Elisabeth Faliex, Maître de conférence, sont chercheuses au Centre de Formation et de Recherche sur les Environnements Méditerranéens (CEFREM) de l’université de Perpignan. Elles travaillent toutes les deux depuis plus de 10 ans sur la problématique de l’anguille et font avancer les connaissances dans des domaines aussi variés que son état de santé, ses comportements migratoires ou encore l’évaluation de sa population. Elles participent au COmité de GEstion des POissons MIgrateurs du bassin Rhone Mediterannée et Elsa est impliquée dans le groupe de travail international sur l’anguille wgeel depuis 2015. Elles répondent aux questions de la Tour du Valat concernant l’anguille européenne.

  1. Depuis sa création, le groupe de travail sur l’anguille WGEEL se réunit régulièrement au nom de l’anguille européenne. Qui est ce groupe ? Quels sont son rôle et ses objectifs ?

Le Working Group on Eels (WGEEL) est un groupe de scientifiques spécialistes de l’anguille rassemblés pour la première fois en 1968 par l’EIFAC (European Inland Fisheries and Aquaculture Commission, elle-même émanant de la FAO). Ce groupe a beaucoup contribué et fait avancer les connaissances sur l’anguille européenne. Alerté par l’effondrement du stock, il a joué un grand rôle au niveau international dans la prise de conscience et la sensibilisation des différents acteurs impliqués dans la gestion de l’anguille, dans le soutien et le développement du suivi et de l’évaluation du stock, mais aussi dans la construction du cadre sur lequel a été élaboré le règlement européen sur l’anguille.

Depuis 2001, le groupe se rassemble annuellement (sous l’égide de l’EIFAC et du Conseil International pour l’Exploitation de la Mer CIEM) pour analyser les données les plus récentes sur la population de l’anguille européenne et évaluer les tendances du recrutement, des pêches professionnelles et amateurs, des pêches illégales et du repeuplement. Sur la base de ces résultats, le CIEM donne son avis à la Commission Européenne à travers son comité d’avis (ACOM). C’est un processus un peu complexe mais qui permet plusieurs relectures et vérifications.

En 2014, en voyant la nécessité de combler le manque de données sur la partie non européenne de sa zone de répartition, la Commission Générale des Pêches pour la Méditerranée (CGPM) s’est jointe au groupe de travail avec le CIEM/EFIAC pour l’évaluation internationale du stock.

Depuis 2019, le WGEEL a une nouvelle activité annuelle qui consiste à examiner et quantifier les impacts de facteurs non liés à la pêche. En 2019, c’était une révision des impacts des stations hydroélectriques et de pompage, et en 2020, des impacts liés à la perte d’habitats. En 2021, le groupe devrait se pencher sur les effets des contaminants sur le potentiel reproducteur de l’anguille. Il est intéressant de remarquer qu’en plus de ses réunions annuelles, le WGEEL a initié la mise en place d’autres groupes de travail internationaux comme par exemple un groupe sur l’âge des anguilles européennes et américaines (2009, 2011 et 2019), un autre sur le développement de l’appel à données (2017 et 2019) ou encore sur les effets biologiques des contaminants (2016). Tous les rapports des groupes de travail sont disponibles en ligne sur le site de la CIEM [1], le seul problème est qu’ils sont en anglais et donc pas toujours facilement accessibles pour certains acteurs.

  1. Quel est l’état actuel des connaissances du stock d’anguilles dans le bassin méditerranéen en comparaison avec celui de l’Atlantique ?

Bien que nos connaissances s’améliorent peu à peu du côté méditerranéen, on y trouve moins de suivis et d’études que sur la façade atlantique. Pourtant, c’est en Méditerranée qu’on retrouve un des habitats phares de l’anguille : les lagunes, qui y sont nombreuses, et représentent au total une surface de plus de 575 km². Etant très productives, elles produisent un grand nombre d’anguilles argentées en un temps record et pourraient, selon les estimations, produire annuellement plus de la moitié des anguilles argentées qui partent de France pour aller se reproduire. En Méditerranée on note notamment un manque de stations de suivi long terme sur le recrutement des civelles (stades juvéniles de l’anguille colonisant les eaux continentales et de transition) et la dévalaison des anguilles argentées (futurs géniteurs qui partent en mer se reproduire). Ces suivis sont pourtant indispensables pour évaluer la reconstitution de la population ! Il n’y a actuellement dans la zone méditerranée que trois stations de suivi long terme du recrutement : deux en Espagne (lagune de l’Albufera et delta de l’Ebre) qui sont basées sur des pêches commerciales, et une en France au grau de la Fourcade au Vaccarès basée sur un protocole scientifique. En ce qui concerne les stations de suivi long terme des anguilles argentées, il n’en existe qu’une en Méditerranée portant sur le suivi des captures d’argentées dans la lagune de l’Albufera en Espagne (contre plus d’une vingtaine côté Atlantique-Mer du Nord).

En 2018, nous avons débuté un suivi du recrutement et de la dévalaison dans le chenal de la lagune de Bages-Sigean, mais nous n’avons pour le moment qu’un financement pour 3 années. Il n’est donc pas certain que nos données puissent un jour servir dans l’évaluation internationale du stock faite par le WGEEL, car cette évaluation requiert des séries d’au moins 10 années. L’idée serait donc de faire perdurer ces deux stations pour avoir plus de données en Méditerranée.

Les besoins au niveau du Bassin Rhône-Méditerranée sont maintenant assez bien identifiés et rédigés dans le document PLAGEPOMI (PLAn de GEstion des POissons MIgrateurs), fruit de réunions et discussions entre les divers acteurs impliqués dans la gestion de l’anguille au niveau du bassin. Cependant il faut bien avouer que les moyens financiers restent encore difficiles à déployer.

  1. Concernant les lagunes méditerranéennes, quels sont vos projets qui permettent d’améliorer ces connaissances ?

Avec l’objectif de combler les lacunes que nous avons au niveau méditerranéen, nous avons engagés plusieurs projets. Notre projet principal, FLUX, consiste à évaluer et comprendre la dynamique du recrutement et de la dévalaison des anguilles sur une lagune atelier : Bages-Sigean. Nous avons choisi cette lagune car elle comporte une seule ouverture à la mer et son chenal portuaire permettait les installations nécessaires des systèmes de suivi. Ce projet de 3 ans, financé par l’Agence de l’eau, la Région Occitanie et le Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation se termine à la fin de l’année et apportera de nouveaux éléments non seulement au niveau de la compréhension des migrations mais aussi au niveau des méthodes utilisées. Nous sommes aussi impliqués dans un projet international ambitieux, porté par la Commission Générale des Pêches pour la Méditerranée et dont l’objectif final est de mettre en place en Méditerranée un cadre commun de gestion coordonnée de l’anguille en vue de la reconstitution de la population. 9 pays sont impliqués : l’Algérie, la Tunisie, l’Egypte, l’Albanie, la Turquie, la Grèce, l’Italie, la France et l’Espagne. L’idée est dans un premier temps de faire le point sur les habitats de l’anguille, le stock et les pressions anthropiques qu’elle subit en Méditerranée. Nous allons ensemble identifier et évaluer les mesures de gestion et de protection et tenter d’établir un cadre commun pour la surveillance à long terme de l’anguille et l’évaluation de son stock. Nous sommes aussi en train de boucler un projet européen INTEREG : SUDOANG qui vise à harmoniser les méthodes d’étude de l’anguille dans la zone SUDOE Espagne, France, Portugal.

Nous participons également au suivi scientifique des relâchers d’anguilles argentées mené depuis 2011 en Région Occitanie, projet porté par les pêcheurs professionnels et financé par le Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation. Ce suivi nous permet d’avoir une base de données inédite sur les caractéristiques biologiques des futurs géniteurs sortant d’une dizaine de lagunes de la région. Grâce à ce programme et l’aide des pêcheurs professionnels, nous avons pu marquer des femelles de grande taille avec des balises satellites afin de connaitre les routes migratoires en mer et montrer qu’elles sortaient bien de Gibraltar et pouvaient contribuer ainsi au stock des reproducteurs.

  1. Quelle est la pertinence des suivis menés sur le long terme en Camargue ?

 La Camargue a été précurseur dans la mise en place de suivis à long terme. Nous pouvons citer notamment les deux suivis du recrutement en civelles : celui mené depuis 1993 dans la lagune du Vaccarès, et celui mené depuis 2004 à la passe-piège au grau de la Fourcade, et qui perdurent encore aujourd’hui. Espérons que cela continue ! Ces suivis à long terme sont d’une grande importance car ils permettent d’atténuer les variations inter-annuelles et d’observer et de comprendre les tendances d’évolution du stock.

Notons que le suivi entrepris à la passe-piège au grau de la Fourcade fournit la seule série de données temporelles utilisée en France par le WGEEL pour l’évaluation de l’état du stock.